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LES LIGNES DE TIDIANE KASSÉ: LUTTEURS MANNEQUINS

Mercredi 13 Mai 2015

La beauté du sport est dans les atours qui lui sont propres. Et quand une communication impose un décalage trop important entre le signifiant et le signifié, les risques de déperdition du message sont grands

Il est impossible que cela ait pu vous échapper.

Quand vous roulez dans Dakar et dans sa banlieue, vos regards n'ont pu manquer cet insolite qui dure depuis quelque temps. On vous met en voiture, parce que ce dont il est question s'affiche sur le bord des routes. Et c'est même énorme.

Que voyait-on de "gros comme ça" dans la ville, le long des rues et des boulevards, en pareille période, dont les images ont changé du tout au tout ?

Allez, ça suffit pour le "teasing". Fixez les panneaux publicitaires.

Etes-vous sûr que c'est Zoss, Guy Gui, Tapha Tine et Ama Baldé qu'on voit s'étaler sur les surfaces de 8 mètres carrés ? Les faciès ne trompent pas, mais les "accoutrements" créent un décalage énorme. Ces "mannequins" qu'on dirait sortis d'une revue de mode ont bien quelque chose qui tient d'une faute de goût.

On en ferait des beaux-fils pour un mariage tous frais pris en charge, tant ils sont "bon chic bon genre". Mais on éprouve une pointe de regret devant ce qu'ils sont "devenus", au souvenir des mastodontes bodybuildés et anabolisés, bardés de gris-gris, le regard fauve, dégoulinant de saafara et de sueur, dont l'image tranchait dans le décor de la masse publicitaire qui transforme Dakar en ville placard.

Quand on dit "Sport de chez nous", qu'on en revendique autant l'aspect sportif que le cachet culturel de la lutte, l'originalité qui s'en dégage demeure un facteur identitaire à préserver et à cultiver. Ces lutteurs placardisés ne sont pas "de chez nous".

Un ami arrivé à Dakar pour la première fois, après deux panneaux publicitaires rencontrés sur la route de l'aéroport et sur la Vdn, ne put s'empêcher d'étaler sa curiosité. Autant fasciné par l'image que captivé par le récit qu'on lui fit sur la passion des Sénégalais pour la lutte, il se retournait à chaque fois qu'il tombait sur la même affiche.

Si la mutation actuelle est le prix à payer par la lutte pour devenir "civilisée", effacer les images de "bad boys" prêts à se bouffer les oreilles et entrer dans les bonnes grâces des annonceurs, on pense qu'il y a erreur de casting.

En costume-cravate ou en demi-saison, on dirait des vendeurs de rêves pour banquiers ou pour concessionnaires de voitures. A-t-on idée d'aguicher pour un Real-Barça en mettant Messi sur un cheval et Ronaldo sur un autre, lancés vers une ligne d'arrivée ?

La beauté du sport est dans les atours qui lui sont propres. Et quand une communication impose un décalage trop important entre le signifiant et le signifié, les risques de déperdition du message sont grands.

On vend certes des icônes qui font partie du quotidien des Sénégalais, qu'on ne confondrait ni à des saltimbanques ni à des amuseurs publics, mais la pertinence de l'image publicitaire est dans sa force de transfert vers le réel.

Il y a des domaines où le lutteur peut sortir de son attirail. C'est ainsi qu'on verrait mal Modou Lô vendre son dentifrice dans les rues de Dakar enfoncé dans un ngimb et chargé du barda qui va avec. Mais si l'habit ne fait pas le moine, le moine a bel et bien ses habits.

Une discipline sportive forge ses repères sur des traditions et des valeurs. Elles se manifestent dans son esprit, s'expriment à travers ses représentations, prennent sens dans les rites qui symbolisent sa philosophie (échanger des fanions au foot n'est pas juste fait pour collectionner des souvenirs) et s'enracinent dans les manifestations culturelles qui en font un patrimoine.

On ne peut nier l'influence positive de la modernité sur le sport et cela se manifeste souvent dans le marketing. Mais quand une activité humaine veut défier le temps et se perpétuer, il doit lui rester des référents de base qui font sa traçabilité historique et l'ancrent dans son symbolisme.

Le travestissement a commencé depuis longtemps dans l'arène même. La chorégraphie a remplacé les baak, les chœurs de lutte versent plus dans le laudatif qu'ils ne sont des hymnes au courage et à la magnificence de l'athlète. Des chœurs qui n'ont plus cette puissance qui guide "(…) la danse finale des jeunes hommes, buste / Penché, élancé (…)" (Senghor, Joal).

Si le ngimb reste un bastion inexpugnable, il doit sans doute sa survie à la masse de gris-gris qu'il aide à contenir et au fait qu'il fait partie de l'arsenal mystique.

La lutte a donc ses mannequins. Et à partir du moment où les combats de lutte se vendent avec costards, qu'on ne s'étonne pas de voir un lutteur débarquer en smoking dans l'arène.

C'est ainsi qu'on devient petit à petit orphelin de soi-même sans le savoir.

SENEPLUS


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