Le bonnet carré au fil du temps : La chéchia se porte bien
Bonnet carré au Sénégal, un autre nom, peut-être ailleurs, la chéchia reste profondément ancrée dans le style vestimentaire des Sénégalais en agrémentant le port du boubou local. Rendu célèbre dans notre pays par Serigne Babacar Sy de Tivaouane, ce bonnet est au service de l’esthétique, du cultuel et aussi du culturel. Pour autant son entrée dans le pays dépasse ces considérations et revêt un caractère purement militaire avec le corps des tirailleurs sénégalais qui l’ont hérité de leurs devanciers et homologues tirailleurs algériens et des zouaves. Plongée dans l’univers de ce couvre-chef qu’affectionnent les disciples tidianes et même des chefs d’Etat de la sous-région. Du noir de Mahamadou Issoufou du Niger au blanc de Yaya Jammeh de la Gambie en passant par la dictée de l’harmonie des couleurs pour Macky Sall et Ibrahima Boubacar Keita du Mali, utilisant diverses couleurs, la chéchia fait fureur.
On la croirait de chez nous, tellement elle s’est incrustée, depuis le temps, dans le port vestimentaire des Sénégalais. Adoptée merveilleusement à plusieurs fins, la chéchia a même perdu son nom sous nos cieux. Le nom original se perd en effet dans notre pays où les références à son propos se déclinent prosaïquement en Abdoul Aziz (3ème khalife de la confrérie tidiane - 1905-1997), bonnet carré, bonnet Fass (déformation du nom de la ville marocaine Fez)… Accessoire vestimentaire, ce couvre-chef magrébin demeure cependant généralement un signe distinctif d’appartenance à la confrérie tidiane. «Ce bonnet a été rendu célèbre par Khalifa Ababacar Sy (1885-1957)», explique Pape Mott Ndoye, fidèle disciple tidiane arborant fièrement son «bonnet carré» de couleur beige. «J’en détiens presque une bonne dizaine», fait-il remarquer d’un air altier. «Par fidélité», le fils de l’érudit El Hadj Malick Sy, premier Khalife de Tivaouane, en a fait sa préférence et ne s’en était jamais départi de son vivant d’où l’appellation «Borom bonnet carré bi» (l’homme au bonnet carré) qu’on lui colle plus d’un demi-siècle même après sa mort. Ses adeptes en ont alors fait, eux aussi, un accessoire incontournable dans la mise avec le boubou traditionnel qu’il accompagne. «Serigne Babacar Sy, ne le faisait incliner ni vers la gauche ni vers la droite ; ni à l’avant encore moins à l’arrière. Il avait une seule et singulière façon de le visser droit sur la tête. Aux remarques de certains de ses disciples qui lui offraient souvent des bonnets autres que celui carré et qui se seraient faits alors un grand plaisir de voir leur marabout mettre sur la tête leurs cadeaux de bonnets, il leur disait «laissez-moi avec mon bonnet carré», narre Assane Guèye, un chanteur de la confrérie habitant à Rufisque. Par rapport au terme «bonnet carré» utilisé pour qualifier l’accessoire, Mott Ndoye d’évoquer «la forme de la chéchia» par opposition aux autres bonnets.
A la rue Mohamed V, à Dakar, les vendeurs présentent une gamme variée de chéchias. «20. 000 francs Cfa pour une chéchia originale», fait savoir un vieux marocain, expliquant que ses produits viennent, «sans aucune difficulté», de son pays natal. Revenant sur la rentabilité de son activité, le commerçant qui vend aussi des djellabas, babouches, couvres lits et autres d’annoncer au sujet de la chéchia : «C’est un produit qui s’écoule bien ici à Dakar». Modou Ngom établi à Rufisque ne dit pas le contraire. «Les fidèles tidianes aiment la bonne mise et ne se retiennent pas pour être élégants», fait remarquer le quadragénaire. «10.000 francs pour une Abdoul Aziz, 7000 francs pour un bonnet carré», étale-t-il entre un nombre impressionnant de chéchias dont le prix va jusqu’à «30.000 francs». «Certains sont importés de la Turquie et des pays du Maghreb alors que d’autres sont confectionnés localement par les Chinois», avise l’homme, décelant toutefois une préférence des Sénégalais pour les modèles «bonnet carré et Abdoul Aziz». La demande est tellement importante que l’offre s’en est trouvée fortement dépréciée du point de vue de la qualité. «Le faux bonnet carré est confectionné à partir de carton et il ne tient plus après six mois d’usage», soutient Mbaye Tine, autre vendeur de bonnets à Rufisque. «Avec 2500 francs seulement tu peux en avoir un», commente-t-il. Disséquant la différence entre la chéchia originelle et celle répandue au Sénégal, Tine de relever d’abord sur la dernière citée «l’absence du faisceau de fils noirs tombants». Aussi, à la chéchia originelle rouge se frottent d’autres de toutes les couleurs. «Abdoul Aziz est relativement haut alors que le bonnet carré tourne aux alentours de 10 cm ou moins même», énumère-t-il encore comme autre élément de différenciation.
Loin cependant de se limiter à l’usage purement esthétique dans l’accoutrement, la chéchia se dédouble d’un caractère cultuel. Elle est signe de royauté dans beaucoup de sociétés, particulièrement celles du sud du pays. «La chéchia est le bonnet que porte le roi d’Oussouye», explique en ce sens Najib Sagna, un journaliste originaire de la Casamance. Le roi d’Oussouye (chef religieux, spirituel et traditionnel des Diolas animistes du groupe des Floups) règne sur le royaume du Kassa. Il est toujours vêtu de rouge et porte un balai de paille à la main. Chaque année se tient à la fin de l’hivernage une fête qui lui est dédiée durant plusieurs jours. C’est le Humabel qui réunit tous les villages du royaume. «La chéchia n’est pas arborée par n’importe qui dans le sud du pays. C’est un signe de royauté et de puissance que ne portent que les dignitaires», note encore M. Sagna, rappelant le leader politique bissau guinéen Coumba Yallah qui avait fait de ce bonnet rouge, qu’il mettait avec des tenues à l’européenne, son couvre-chef de prédilection. C’est dire que la chéchia dépasse les limites du pays pour s’étendre dans les autres pays de la sous-région et s’affirmer comme bonnet. Le Président Mouhamadou Issoufou, du Niger ainsi que ses prédécesseurs dont Mamadou Tandian, le Président gambien Yaya Jammeh avec l’éternel blanc, Ibrahima Boubacar Keita, président de la République du Mali et même le président Macky Sall, confortent l’idée au sujet de ce bonnet prestigieux. Chez la communauté léboue aussi, le bonnet rouge est bien présent lors des cérémonies traditionnelles comme le Ndeupp. Orné de cauris, de débris de miroir et d’amulettes diverses pour la circonstance, il fait partie intégrante de la tenue des hommes pendant cette cérémonie d’exorcisme à laquelle s’adonnent cette communauté installée le long du littoral entre Dakar et Kayaar (région de Thiès).
Bonnet carré de Serigne Babacar SY
Pour autant, l’histoire de la chéchia avec le Sénégal remonte à plus loin dans le temps. «C’est au 1er milieu du 19 siècle», informe le lieutenant-colonel Mendicou Guèye, conservateur du patrimoine culturel du musée des forces armées sénégalaises. «Avec la création par Napoléon, sur recommandation du gouverneur Faidherbe, du corps des tirailleurs sénégalais, la tenue des zouaves et des tirailleurs algériens a été transplantée aux tirailleurs sénégalais à la création du corps en 1857», renseigne-t-il. Il s’agit du paletot croisé, du collet à capuchon, du pantalon bouffant, d’un ceinturon modèle 1870, du turban, de la chéchia entre autres. Pour conforter cette idée de transposition de la tenue militaire des zouaves et tirailleurs algériens à ceux sénégalais, Mendicou Guèye de convoquer la tenue des gardes rouges de la présidence de la République. «C’est le modèle de la tenue des spahis qui est à l’origine de celle des gardes rouges», fait-il valoir. Cavaliers guerriers, les spahis sont une unité de l’armée française née en Algérie. La métropole l’a reprise dans plusieurs autres pays, comme le Maroc, la Tunisie, la Crimée… Au Sénégal, une esquisse de ce corps a vu le jour en 1843 et a même participé aux opérations de pacification de 1872 à 1881. A l’origine cependant les spahis étaient des cavaliers fournis par les tribus inféodées à l’empire ottoman pour renforcer les troupes de l’armée régulière.
Revenant à la chéchia dans cette tenue devenue propre aux tirailleurs sénégalais à partir de cette date, le lieutenant-colonel d’y déceler un signe purement religieux. «C’est un symbolisme musulman avec le rouge qui renvoie aussi à la royauté», note-t-il. Pour les tirailleurs, la couleur de la chéchia s’est toutefois métamorphosée, au fil du temps, en différentes variantes allant du bleu au bleu de nuit et autres avant de reprendre sa couleur rouge initiale. «Elle a définitivement disparu après la seconde guerre mondiale», fait savoir l’homme de tenue relevant aussi des «usages annexes» de la chéchia avec laquelle les tirailleurs pouvaient «prier sans se décoiffer». «Vu l’étanchéité que présente la chéchia, les tirailleurs s’en servaient comme accessoire pour se désaltérer à la vue d’un cours d’eau. Ils y gardaient aussi des munitions et y cousaient aussi leurs amulettes», note le lieutenant-colonel au chapitre des usages annexes. Très à l’aise dans ses explications, le conservateur du musée ne manque pas d’y aller d’une anecdote. «Comme les tirailleurs avaient l’habitude de garder des gris-gris dans leurs chéchias, les militaires allemands n’hésitaient pas à se précipiter sur les cadavres pour ne prendre que la chéchia et les gris-gris avec, oubliant que si cela permettait de ne pas mourir ces tirailleurs n’allaient pas tomber», fait-il savoir en disant convoquer «des témoignages d’anciens combattants».
L’origine de la chéchia
A l’origine pourtant, la chéchia est un accessoire andalou (Espagne) qui trouverait d’après plusieurs versions ses racines dans le Caucase, plus précisément en Tchétchénie (d’où son nom même). Elle a été importée alors en Tunisie par les Morisques (musulmans) chassés d’Espagne dès la fin du 15ème siècle. Et, grâce à certains sultans de l’Empire ottoman, elle a pu devenir l’accessoire incontournable de la haute société dans plusieurs contrées relevant de cet empire aussi bien en Asie qu’en Afrique. Ce que confirme l’historien tunisien Abdessattar Amamou interrogé par l’agence Andalou. «Au départ la chéchia était perçue comme un accessoire populaire. Ce n’est qu’en 1830, date à laquelle le Sultan ottoman Mahmoud II, dans la cadre de la réforme militaire, a détruit l’ordre des janissaires et mis sur pied une nouvelle armée inspirée du modèle européen, modifiant du coup la tenue de cette armée, que la chéchia a été propulsée au-devant de la scène en tant qu’accessoire prestigieux», relate l’historien.
LEQUOTIDIEN