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Personne ne voulait en faire un sanctuaire. Ni les colocataires de l’immeuble, dont beaucoup font toujours un détour pour ne pas grimper l’escalier d’où furent évacués les morts et les blessés. Ni les survivants du journal. L’urgentiste Patrick Pelloux, le dessinateur Riss, désormais patron de Charlie, le journaliste Laurent Léger sont venus cet été revoir les lieux qui avaient abrité à peine six mois leur rédaction. Hormis les archives, ils ont renoncé à garder le moindre meuble. « Tout a été jeté, confie le directeur financier du journal, Eric Portheault. Nous ne voulions rien qui nous rappelle ce putain de 7 janvier. »
En octobre 2015, la rédaction de Charlie Hebdo a réemménagé dans le sud de Paris. Le nouvel immeuble est sécurisé comme un bunker. Plusieurs sas, des passages par lesquels il faut « badger » et une entreprise de sécurité protègent désormais l’entrée du journal, toujours menacé. En sus des protections policières personnelles des membres de Charlie, toujours omniprésentes. Les travaux de sécurisation ont coûté 1,5 million d’euros, plus les 50 000 euros mensuels pour payer les vigiles notamment. Le dossier a hanté l’esprit de M. Portheault, qui en était responsable : « Cela m’a pesé pendant des mois. Je ne voulais pas faire d’erreur. »
Au 10, rue Nicolas-Appert, les quelque 200 m2 qui les abritèrent sans les protéger seront bientôt reloués par le bailleur social de la mairie, pour 4 000 euros par mois, bien en dessous des prix du marché privé. Dans cette petite rue autrefois ouvrière, située à quelques centaines de mètres de la place de la République, de la Bastille et du Bataclan, les souvenirs de l’attentat flottent encore partout, cependant. Ancrés dans les mémoires des riverains. Affleurant dans les couloirs de ce long immeuble qui continue d’abriter – « comme avant », ainsi que chacun le dit sans précision supplémentaire –, un couple de brodeurs chinois, un fourreur, deux décorateurs, des artisans de la mode et une société de production de documentaires.
Sous les balles des frères Kouachi
A l’entrée du numéro 10, on reconnaît sans peine la petite guérite où fut d’abord tué l’agent de maintenance Frédéric Boisseau, avant que les terroristes ne grimpent dans les étages. En levant la tête, voici la terrasse de l’immeuble où les journalistes de la société de production Premières lignes, voisins de palier de Charlie Hebdo, se réfugièrent. C’est là qu’ils entendirent les sons secs et méthodiques de l’attaque qui se déroulaient sous leurs pieds, avant defilmer, à l’abri de trois petites cheminées, l’arrivée de policiers en VTT, bientôt pris sous les balles des frères Kouachi.
Au coin de l’allée Verte, une ruelle adjacente, se dresse une drôle de petite maison en bois. Le 7 janvier, deux ouvriers polonais, qui y terminaient des travaux, enregistrèrent sur leurs téléphones portables la sortie des deux meurtriers cagoulés rechargeant leurs kalachnikovs en clamant : « On a vengé le prophète Mohamed ! », avant d’obliger une voiture de police à reculer en catastrophe sous leurs tirs. L’agence de Pôle emploi où une balle vint se ficher est à trois pas. Comme la cour de la crèche, elle était heureusement vide en cette fin de matinée du 7 janvier.
Un peu plus loin se dessine l’angle du boulevard Richard-Lenoir, où le policier Ahmed Merabet, qui patrouillait dans le quartier, fut assassiné. Et enfin, au milieu de la rue Nicolas-Appert, la Comédie Bastille. « C’est dans ce petit théâtre, où étaient arrivés les amis et les familles, se souvient Luc Hermann, l’un des patrons, avec Paul Moreira, de Premières lignes, que l’on a entendu les premiers cris de ceux qui apprenaient les noms des dix morts de Charlie. » Parmi ceux-là figuraient les signatures les plus emblématiques de l’hebdomadaire, Charb, Cabu, Wolinski, Tignous, Honoré, l’économiste Bernard Maris, la psychanalyste Elsa Cayat, mais aussi Michel Renaud, invité par la rédaction, le correcteur Mustapha Ourrad et le garde du corps de Charb, Franck Brinsolaro.
Dans cette rue endeuillée, personne, curieusement, n’a de souvenir de la présence de Charlie avant le drame. L’hebdomadaire s’est installé dans l’immeuble en juillet 2014, dans la plus grande discrétion. « C’est en voyant la voiture de police garée devant l’entrée que nous avons appris leur arrivée, se souvient Luc Hermann. Nous étions sur le même palier, nous partagions des lavabos communs, mais ni eux ni nous n’étions venus nous présenter. Nous n’avions même pas un numéro de téléphone pour les alerter en cas de problème. » La préfecture de police de Paris n’avait alors pas informé les locataires que « Les Editions des échappés », comme il est toujours indiqué dans le hall, masquaient en fait l’identité du journal menacé par les islamistes. Ceux de Charlie n’ont pas plus expliqué leur situation à leurs voisins. Il est pourtant facile de pénétrer dans l’immeuble. Des squatters et des dealers se faufilent régulièrement dans les étages par les deux entrées du 10 et du 6 rue Nicolas-Appert, par les parkings ou encore par l’allée Verte.
Un audit de sécurité, réalisé par la préfecture en présence des dirigeants de Charlie, a bien recommandé d’installer un sas de sécurité et un Digicode mais, faute d’argent, seul le Digicode avait été retenu. L’adresse de la rédaction figure cependant dans l’ours du journal. Comme dans les Pages jaunes de l’annuaire où on la trouve aujourd’hui encore, sous le nom de Charlie Hebdo.
En cet été 2014 où il s’installe, le journal a pourtant dû déménager trois fois en cinq ans, poursuivi par les fatwas des islamistes, les incendies criminels et les difficultés financières. Juste avant de venir dans le 11e arrondissement, il a vécu trois ans dans un immeuble ultrasécurisé, près de la porte de Bagnolet, dont Wolinski, avec son humour pince-sans-rire et son goût pour les plaisirs, moquait le décor de béton et « cette manie du halal » qui s’était imposée jusqu’aux sushis du restaurant japonais du coin. « Seulement nous étions loin de tout et les visiteurs ne se déplaçaient plus jusqu’à nous », rappelle l’enquêteur du journal Laurent Léger.
Toute la rédaction a fait mine de croire que la menace djihadiste s’était éloignée lorsque la Mairie a proposé ce nouveau local au cœur de Paris. La tête de Charb est pourtant mise à prix par Al-Qaida et deux gardes du corps le protègent en permanence. Le nouveau patron de Charlie continue pourtant de diriger le journal en masquant ses craintes sous un humour ravageur et, lorsqu’il est content de la « une », en chantant à tue-tête des airs des chœurs de l’Armée rouge. Rue Nicolas-Appert, les locaux sont exigus. Lorsque se tient la conférence de rédaction, on peut à peine circuler autour de la table, mais les pigistes viennent plus volontiers dans ce quartier.
Des Appels menaçants
Le lundi, quand les dessinateurs Luz, Tignous, Honoré, Coco et Catherine Meurisse rejoignent Charb pour le bouclage, Cabu arrive toujours avec une provision de cakes bio et un petit transistor sur lequel il écoute RTL, dont les auditeurs sont sa « meilleure source d’inspiration », dit-il. C’est le mercredi, cependant, que la rédaction se réunit au grand complet – comme aujourd’hui encore. La standardiste, qui reçoit sans cesse des appels menaçants, s’est bien inquiétée de ne plus avoir de visiophone pour surveiller les visiteurs. Mais, se souvient Patrick Pelloux, « ce n’est pas dans la culture de Charlie de parler de sécurité ». Quelques jours avant le 7 janvier, la jeune journaliste Zineb El Rhazoui, venue faire visiter Charlie à l’humoriste Sam Touzani devant les caméras de la télévision belge, a résumé le sentiment quasi général : « Se montrer tel qu’on est, sans avoir peur, nous rend invulnérables. »
Les autres occupants de l’immeuble n’ont pas plus mesuré la réalité du danger. « Si seulement nous avions su combien Charlie était menacé… », regrette aujourd’hui encore un colocataire croisé dans les couloirs. Cet homme, qui réclame l’anonymat, assure ainsi avoir remarqué, un mois avant l’attaque, « un grand type noir » formellement reconnu ensuite, sur les photos présentées par la police, comme étant Amedi Coulibaly, le terroriste qui a attaqué le 9 janvier l’Hyper Cacher de la porte de Vincennes.
Il n’est pas le seul. Eric Angiboust, l’un des patrons de Muzeo, une entreprise de décoration au premier étage, se souvient avoir croisé la veille de l’attaque, « au rez-de-chaussée, près du monte-charge, un homme [qu’il a] reconnu avec certitude, parmi la trentaine de visages que [lui] a ensuite présentée la police, comme l’un des frères Kouachi ». Un journaliste de Première lignes témoignera, lui aussi, dans un documentaire diffusé le 18 mars 2015 par « Envoyé spécial », avoir vu un jour de décembre 2014 une voiture s’arrêter à sa hauteur : « C’est bien ici, les locaux de Charlie Hebdo ? C’est bien ici que l’on s’amuse à faire des caricatures du Prophète ? On viendra les voir. Faitespasser le message. » Il affirme avoir rapporté cette menace à la police, sans que rien ne se passe.
Ce sont aussi ces indices, autant que les images terribles du 7 janvier, qui continuent de miner ceux du 10 de la rue Nicolas-Appert, un an après la tragédie. Ce jour-là, les deux terroristes n’ont pas immédiatement trouvé ce qu’ils cherchaient. Ils entrent d’abord dans les ateliers de l’entreprise New Baby, au 6, allée Verte, sans voir la porte, au fond, qui leur aurait permis de pénétrer dans l’immeuble de Charlie. Puis ils reviennent vers la rue Nicolas-Appert, grimpent jusqu’au troisième et tombent sur les bureaux de l’Atelier des archives, où une factrice délivre justement un recommandé. Un coup de feu, « Où est Charlie ? » avant de redescendre par l’escalier et de croiser Coco, la dessinatrice de Charlie, qu’ils obligeront sous la menace à composer le code qui permet d’accéder à la rédaction.
A chaque étage, les artisans ont gardé en mémoire le bruit des premiers tirs et de l’alerte criée de fenêtre en fenêtre : « Fermez les portes, des hommes arm és sont dans l’immeuble ! » Puis le claquement des rafales, la fuite des tueurs, « et cet incroyable silence qui a suivi, pendant presqu’une demi-heure », raconte Eric Angiboust. Au deuxième étage, les employés de Premières lignes voient maintenant par l’œilleton qui donne sur le palier Patrick Pelloux et Jean-Pierre Tourtier, le médecin chef de la brigade des pompiers, premiers arrivés sur les lieux. Ils seront neuf salariés de la société de production à découvrir, eux aussi, le carnage et à aider les premiers secours.
Désormais, dans chaque atelier, chaque bureau, le numéro d’appel d’urgence est affiché bien en évidence. On se croisait sans se connaître. Un pot, organisé par le bailleur de la Mairie de Paris trois semaines après l’attentat, a permis à chacun de se rencontrer et de partager ses émotions.
« La déconnade revient »
A quelques kilomètres de là, un autre immeuble, de nouveaux voisins ont accueilli les survivants de l’hebdomadaire satirique. La nouvelle rédaction est toute blanche, seulement colorée par le crayon jaune géant réalisé par le sculpteur Richard Orlinski et de nouveaux dessins affichés sur les murs, selon le rituel de bouclage hebdomadaire. « Ici, on se sent chez nous, décrit le rédacteur en chef, Gérard Biard, content de ne plus être hébergé chezLibération, malgré le bon accueil. On ne retrouve pas une insouciance mais une forme de légèreté. Les semaines passent un peu plus comme avant : la déconnade revient et il y a toujours de la réflexion. » Le directeur financier deCharlie, Eric Portheault, se félicite aussi du mieux : « A Libération, on croisait davantage de gens, c’était plus habité et vivant. Désormais, il y a moins de passage et cela peut être pesant pour certains. Mais il est ici possible de sereconstruire, avec une maison. »
Le climat interne s’est apaisé depuis les tensions du printemps, quand une partie de l’équipe demandait, dans une tribune parue dans Le Monde du 31 mars, un fonctionnement plus collectif. Le capital n’a pas été ouvert à tous, comme le demandaient les signataires, mais les deux actionnaires, Riss et M. Portheault, ont changé le statut de l’entreprise et promis d’y réinvestir tous les dividendes. « Nous avons rassuré tout le monde et les revendications autour de l’argent se sont atténuées », explique M. Portheault. Quant aux 4,2 millions d’euros de dons, ils seront distribués aux victimes et à leurs familles par un comité de trois « sages » nommés par le gouvernement.
En 2016, le capital sera toutefois ouvert à certains membres de la rédaction, qui seront choisis pour partager la « responsabilité » d’être actionnaire, assure le directeur financier. « Riss et Eric Portheault se vivent vraiment comme porteurs de l’héritage du journal et de son poids », justifie Christophe Thevenet, avocat du journal.
Avec ses 90 000 exemplaires vendus en kiosque et ses 180 000 abonnés, Charlie Hebdo, qui luttait encore en 2014 pour sa survie, garde une diffusion exceptionnelle. Pour gérer cette nouvelle dimension, deux personnes ont été recrutées, à la logistique-abonnements et aux ressources humaines. La responsable de la distribution, compagne d’Eric Portheault, a été titularisée à plein temps, car il faut aussi se soucier des ventes à l’étranger.
La nouvelle renommée mondiale du journal s’accompagne d’une dangereuse exposition. Des croquis satiriques après le crash d’un avion russe dans le Sinaï, revendiqué comme un attentat par l’organisation Etat islamique, ont suscité la colère du Kremlin, qui les a qualifiés de « blasphème ». Le système informatique du journal a été l’objet de plusieurs attaques. En France, un dessin à propos d’Aylan Kurdi, enfant migrant de 3 ans retrouvé mort sur une plage turque le 2 septembre 2015, a fait polémique. Et une couverture représentant Nadine Morano en fille trisomique du général de Gaulle vaut au titre un nouveau procès.
En cette fin d’année, dans les locaux neufs et calmes, on prépare cependant une nouvelle formule de Charlie pour le début 2016. Mais ce sera plutôt un « work in progress », prévient Gérard Biard, prudent. Pour l’instant, les esprits sont « occupés et préoccupés » par le 7 janvier et ses « commémorations », qui exigent des membres de la rédaction qu’ils plongent encore dans leurs souvenirs, en plus de remplir le numéro double attendu pour cet anniversaire. Un effort de plus dans un contexte où boucler Charlie est chaque semaine un petit « miracle » – un mot qui revient dans plusieurs bouches.
Certes, des signatures jusqu’ici peu connues prennent leur place dans le journal : Foolz, Juin, Gros… Vuillemin, plus habitué aux sales blagues qu’aux caricatures politiques, prête main-forte. Mais plusieurs membres de la rédaction sont toujours en arrêt maladie. Et après Luz, lassé de croquer une actualité ressentie comme dérisoire, Patrick Pelloux a annoncé son prochain départ. Riss lutte, comme la dessinatrice Coco, pour remplir un journal que de nouveaux caricaturistes hésitent à rejoindre. Certains refusent simplement, par peur, et d’autres proposent de travailler sous pseudonymes. Une concession que la direction préfère éviter. « Notre défi, c’est de recruter des dessinateurs. Le manque criant est là », analyse, lucide, Eric Portheault.
La première fois que Christophe Thevenet a visité les nouveaux locaux, il a embrassé du regard la table de la rédaction, entourée de dix chaises. « Elle me paraît plus petite qu’avant », a-t-il remarqué devant Gérard Biard. Celui-ci a seulement soupiré : « Nous sommes désormais moins nombreux. » Ce qui ne l’empêche pas aujourd’hui de continuer à dire son « espoir » de trouver de nouvelles plumes pour combler le vide. Et faire renaître le titre, une fois encore.
LEMONDE