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Mille cent trente délégués, sans compter les cadres, participent au 9e congrès d'Ennahda, qui se tient pour la première fois à Tunis, du 12 au 15 juillet, en présence de nombreux invités arabes et occidentaux, après vingt-quatre ans de clandestinité.
Le dernier avait eu lieu en 1988, à Sfax, la capitale économique de la Tunisie . Puis tous les autres s'étaient déroulés en exil, en Europe pour la plupart, notamment enAllemagne . Au pouvoir depuis leur victoire remportée lors des premières élections libres d'octobre 2011, après la chute de l'ancien régime de Zine El-Abidine Ben Ali , point de départ des soulèvements dans le monde arabe, les islamistes tunisiens savourent aujourd'hui l'événement.
"C'est un moment historique, un virage dans l'histoire du parti", assure Riadh Cha ïbi, membre du parlement d'Ennahda, et responsable du congrès préparé déjà depuis six mois mais repoussé à plusieurs reprises.
DES RESPONSABLES POLITIQUES EX-DÉTENUS
A 43 ans, ce doctorant en philosophie politique fait partie des cadres qui ont émergé sur la scène politique depuis peu. Comme tant d'autres - mais moins que d'autres -, il a passé plusieurs années en prison.
Rached Ghannouchi, 71 ans, président du parti depuis sa création en 1981, est retourné dans son pays après vingt-deux ans d'exil.Hamadi Jebali, 63 ans, secrétaire général du mouvement, est devenu chef du gouvernement après seize ans de prison. Ali Larayedh, 57 ans, quatorze ans de prison, est aujourd'hui ministre de l'intérieur.
Tous sont présents au congrès. Même Salah Karkar , cofondateur d'Ennahda, en exil depuis vingt-cinq ans, assigné à résidence en France pendant dix-huit ans et victime d'un accident cérébral qui lui a laissé de graves séquelles, est revenu en Tunisie le 19 juin, pour l'occasion.
Sauf surprise, Rached Ghannouchi devrait se succéder à lui-même à la tête du parti avec un nouveau mandat de quatre ans - soit une plus grande longévité que celle de Ben Ali à la tête de la Tunisie ! Car les choses ont été bien bordées.
Pour devenir président d'Ennahda, il faut dix ans d'ancienneté minimum et les délégués ont été désignés par des militants qui devaient être inscrits avant le 31 octobre 2011. Une façon de contrôler tout débordement : avec 58 000 militants revendiqués, chiffre pour la première fois communiqué (65 000 en comptant, selon la direction, les cadres et les adhérents établis à l'étranger), Ennahda n'est pas monolithique.
LE GRAND ÉCART DU PARTI ENNAHDA
C'est un parti traversé par des courants, et un conflit, de moins en moins discret, oppose un clan conservateur, qui flirte volontiers avec les salafistes, à un autre clan que l'on pourrait qualifier de "moderniste". Le chef Rached Ghannouchi, omniprésent au point d'apparaître comme le véritable dirigeant de la Tunisie, maintient la discipline, quitte à pratiquer le grand écart. Mais pour combien de temps ?
Désormais à l'épreuve du pouvoir , les islamistes tunisiens devront définir leurs orientations et clarifier leurs positions. Pour l'heure, avec une rapidité stupéfiante, ils se sont coulés dans tous les rouages de l'Etat, d'autant plus aisément que l'opposition ne parvient pas à se structurer .
Les gouverneurs des régions ont tous été changés et sont aujourd'hui proches dupouvoir . Dans la foulée, Ennahda prévoit également, faute d'un nouveau code électoral nécessaire pour organiser un scrutin, de désigner les maires des communes au prorata des élections d'octobre 2011...
Le ministre des affaires étrangères , Rafik Abdessalem, est aujourd'hui accusé d'avoir indûment accordé un passeport diplomatique à un chef du parti, en l'occurrence Rached Ghannouchi, qui se trouve être également son beau-père. Accusés de corruption et de collusion avec l'ancien régime, 81 magistrats, eux, ont été révoqués. Les responsables de l'audiovisuel public choisis. Et, à l'intérieur des entreprises publiques, les exemples abondent d'interventions de "nadhaouis", les partisans d'Ennahda.
"Jusqu'ici, ils bénéficiaient de la présomption d'honnêteté, mais cela commence à changer", soupire un cadre dirigeant d'une grande société. "Certes, poursuit-il,quand je proteste auprès de mon ministre, il prête toujours une oreille attentive à ce que je lui dis, mais je dois me battre continuellement contre des personnes qui se présentent au nom d'Ennahda, pour des embauches ou des services."
UNE SITUATION ÉCONOMIQUE ET SOCIALE QUI RESTE DIFFICILE
Des associations ont été créées en parallèle des structures étatiques dans le domaine du logement . Et chaque manifestation engendre des contre-manifestations des partisans d'Ennahda. "Moi, je les trouve trop gentils. Avec l'autre camp [l'ancien régime], il y aurait déjà eu des potences !", s'exclameAbderrazak Kilani , ministre (indépendant) des relations avec le Parlement, ancien bâtonnier de Tunis, qui confesse tout juste "un problème de communication".
Il n'empêche. Un premier bilan, neuf mois après la formation du gouvernement dominé par le parti islamiste, allié à deux partenaires de sensibilité plutôt de centre gauche, le Congrès pour la République (CPR) du président Moncef Marzouki , et Ettakatol, dirigé par le président de l'Assemblée constituante, Mustapha Ben Jaafar, laisse apparaître de maigres résultats.
Les projets de loi adoptés par l'Assemblée, monopolisée, il est vrai, par les travaux de la Constitution, se comptent sur les doigts d'une main. La situation économique et sociale reste difficile, notamment dans les régions défavorisées du centre, le chômage officiel dépasse les 20 % de la population , le secteur du tourisme continue de souffrir , la justice transitionnelle promise patine, la crise couve au sommet de l'Etat depuis l'extradition vers Tripoli, décidée unilatéralement par le gouvernement de l'ancien premier ministre libyen, Baghdadi Al-Mahmoudi .
Et le ministre de la réforme administrative, Mohamed Abbou (CPR), vient declaquer la porte en arguant qu'il n'avait pas les moyens de sa politique. Et les heurts, avec la branche djihadiste des salafistes, monopolisent la scène médiatique, comme l'ont démontré les derniers affrontements de rue, au mois de juin, après une exposition d'art jugée offensante pour l'islam , qui ont nécessité l'instauration d'un couvre-feu temporaire dans huit régions de Tunisie.
Certes, à chaque fois, Rached Ghannouchi est intervenu pour tenter d'apaiser , à sa manière, les tensions.
C'est lui qui a sifflé la fin des débats houleux sur l'instauration de la charia, le code islamique, en rejetant son inscription dans la Constitution en cours d'élaboration, et a répété que le code du statut personnel, qui garantit des droits inégalés dans le monde arabe pour la femme, ne serait pas modifié. Lui qui appelle le peuple àdescendre dans la rue "pour protéger la révolution" quand le danger menace, comme en juin.
Une anecdote révèle tout son poids dans la politique tunisienne. Le 18 mai, lors de la cérémonie de clôture des travaux de l'Instance supérieure indépendante des élections (ISIE) pilotée par Kamel Jendoubi , militant des droits de l'homme, ne sachant où placer dans l'assistance le président d'Ennahda, les huissiers l'avaient assis au premier rang, entre le président Marzouki et le président de l'Assemblée,Ben Jaafar , à la place du chef du gouvernement qui était en retard...
La ligne de conduite du nouveau pouvoir , c'est lui. Une ligne qui se veut fondée sur le "consensus" et le "dialogue", mais aussi l'esquive.
Au lendemain des émeutes de juin, au coeur du quartier populaire de Tunis, Ettadhoumen, Rached Ghannouchi renvoyait ainsi dos à dos les "extrémistes laïques et religieux", sans craindre de citer côte à côte Habib Bourguiba, père de l'indépendance tunisienne, "qui pensait qu'il représentait tous les Tunisiens" et Ayman Al-Zawahiri, chef d'Al-Qaida , "qui pense qu'il a le droit d'imposer un style de vie à tous les Tunisiens". "Oui, j'ai dit que les salafistes me rappellent ma jeunesse, poursuivait-il, mais nous, on a commencé à comprendre la réalité. C'est ridicule de dire que les salafistes sont le bras arm é d'Ennahda. Pourquoi un parti au pouvoir en aurait-il un ? Son arme, c'est sa légitimité."
ISLAM POLITIQUE ET DÉMOCRATIE
Les années d'exil en Grande-Bretagne ont néanmoins incontestablement fait évoluer la direction du parti. A plusieurs reprises, Rached Ghannouchi a théorisé la relation, possible à ses yeux, entre islam politique et démocratie. En 2005, le 18 octobre, une initiative méconnue avait réuni à Paris les représentants de plusieurs partis et organisations de défense des droits de l'homme, pour définir, contre la dictature de Ben Ali, une "voie pour la démocratie".
A cette démarche, se sont joints notamment Kamel Jendoubi, qui a coordonné avec beaucoup de rigueur les délicates élections d'octobre 2011 à la tête de l'ISIE,Najib Chebbi , président d'un parti d'opposition centriste, Hamma Hammami , issu de l'extrême gauche tunisienne, et Samir Dilou , actuel ministre des droits de l'homme, qui représentait alors Ennahda. Elle devait aboutir à la création d'un "collectif du 18 octobre".
Une déclaration commune avait été rédigée qui affirmait son "adhésion" et sa"détermination" à préserver les acquis des femmes tunisiennes, à travers, notamment, le code du statut personnel. Une autre déclaration, relative aux relations entre l'Etat, la religion et l'identité, engageait les membres du collectif à"défendre une vision (...) découlant de l'interaction créatrice entre les fondements de notre civilisation arabo-musulmane et les acquis modernes de l'Humanité".
Samir Dilou n'était pas n'importe quel représentant d'Ennahda. Marié à une Française après plusieurs années de prison et bénéficiant, de ce fait, d'un passeport, c'est lui qui a joué le rôle d'agent de liaison pendant des années entre la direction d'Ennahda en exil et les militants tunisiens condamnés ou poussés à la clandestinité.
L'ÉPINE SALAFISTE
Aujourd'hui, en dépit de leur accession au pouvoir , les islamistes tunisiens restent avant tout des militants, toujours prompts à se parer des habits de victimes. Cet état d'esprit sert aussi de justification pour la mansuétude - la complaisance diront certains - dont bénéficient jusqu'ici les fondamentalistes religieux.
"On ne va pas juger les gens pour leurs opinions, a martelé Rached Ghannouchi.Celui qui prend les armes affrontera l'Etat, mais celui qui porte une barbe n'est pas forcément un salafiste. Karl Marx en portait bien une !" "La ligne rouge, déclare auMonde Lotfi Zitoun, conseiller politique du chef du gouvernement, c'est le passage à l'acte, pas l'expression de ses idées." Aussi violentes soient-elles !
Plusieurs artistes et intellectuels tunisiens ont reçu des menaces de mort, sans que cela provoque de réactions. Ennahda ne veut pas se couper des salafistes non violents, qu'il considère comme des alliés potentiels, mais espère isoler la branche djihadiste, la plus radicale, en amenant les autres à entrer , petit à petit, dans le jeu électoral.
Deux modestes partis salafistes ont ainsi été agréés, et le gouvernement cherche le moyen d'autoriser Hizb-ut-Tahrir, une organisation salafiste implantée dans plusieurs pays qui prône l'instauration d'un califat, sans contrevenir à la loi interdisant les partis religieux qui ne reconnaissent pas le régime républicain.
Ennahda ne dit pas ouvertement sa crainte d'une attractivité de plus en plus forte exercée sur les jeunes par ces groupes et sa véritable hantise de ne plus pouvoir les contrôler. "La clandestinité les renforcerait, confie un responsable, et nous les perdrions de vue."
"Quand on reste longtemps dans l'opposition, même dans les démocraties anciennes, il est difficile de se départir de ses réflexes de militant, se défend M. Zitoun. En Grande-Bretagne, le Labour a eu du mal après dix-sept ans d'opposition, et Tony Blair m'a dit qu'il lui avait fallu cinq ans pour prendre sa dimension d'homme d'Etat. Alors nous, après des années de prison..."
ENNAHDA SE MET EN ORDRE DE MARCHE
Agé de 48 ans, ce conseiller de M. Jebali est un proche de Rached Ghannouchi, qu'il a suivi en exil, d'abord en Algérie puis en Angleterre où il a assuré auprès de lui pendant des années les fonctions de chef de cabinet. Revenu en Tunisie le 11 février 2011 - "le jour de la chute en Egypte de Hosni Moubarak", comme il aime lerappeler -, Lofti Zitoun est l'un des personnages-clés du système Ennahda, détesté pour cette raison par ses opposants.
"Il y a des différences de couleur au sein du parti, comme dans tous les grands partis, mais il y a un programme, répète-t-il. Il n'y aura pas de surprise au congrès. Le débat sur la charia, par exemple, a été tranché."
A quelques mois des prochaines élections, annoncées en mars 2013, Ennahda se met donc en ordre de marche, bien décidé à ne pas laisser l'opposition seressaisir et progresser à la faveur d'un désenchantement général en Tunisie. Quitte, pour cela, à accélérer le calendrier électoral, s'il le juge nécessaire.
lemonde.fr
Le dernier avait eu lieu en 1988, à Sfax, la capitale économique de la Tunisie . Puis tous les autres s'étaient déroulés en exil, en Europe pour la plupart, notamment enAllemagne . Au pouvoir depuis leur victoire remportée lors des premières élections libres d'octobre 2011, après la chute de l'ancien régime de Zine El-Abidine Ben Ali , point de départ des soulèvements dans le monde arabe, les islamistes tunisiens savourent aujourd'hui l'événement.
"C'est un moment historique, un virage dans l'histoire du parti", assure Riadh Cha ïbi, membre du parlement d'Ennahda, et responsable du congrès préparé déjà depuis six mois mais repoussé à plusieurs reprises.
DES RESPONSABLES POLITIQUES EX-DÉTENUS
A 43 ans, ce doctorant en philosophie politique fait partie des cadres qui ont émergé sur la scène politique depuis peu. Comme tant d'autres - mais moins que d'autres -, il a passé plusieurs années en prison.
Rached Ghannouchi, 71 ans, président du parti depuis sa création en 1981, est retourné dans son pays après vingt-deux ans d'exil.Hamadi Jebali, 63 ans, secrétaire général du mouvement, est devenu chef du gouvernement après seize ans de prison. Ali Larayedh, 57 ans, quatorze ans de prison, est aujourd'hui ministre de l'intérieur.
Tous sont présents au congrès. Même Salah Karkar , cofondateur d'Ennahda, en exil depuis vingt-cinq ans, assigné à résidence en France pendant dix-huit ans et victime d'un accident cérébral qui lui a laissé de graves séquelles, est revenu en Tunisie le 19 juin, pour l'occasion.
Sauf surprise, Rached Ghannouchi devrait se succéder à lui-même à la tête du parti avec un nouveau mandat de quatre ans - soit une plus grande longévité que celle de Ben Ali à la tête de la Tunisie ! Car les choses ont été bien bordées.
Pour devenir président d'Ennahda, il faut dix ans d'ancienneté minimum et les délégués ont été désignés par des militants qui devaient être inscrits avant le 31 octobre 2011. Une façon de contrôler tout débordement : avec 58 000 militants revendiqués, chiffre pour la première fois communiqué (65 000 en comptant, selon la direction, les cadres et les adhérents établis à l'étranger), Ennahda n'est pas monolithique.
LE GRAND ÉCART DU PARTI ENNAHDA
C'est un parti traversé par des courants, et un conflit, de moins en moins discret, oppose un clan conservateur, qui flirte volontiers avec les salafistes, à un autre clan que l'on pourrait qualifier de "moderniste". Le chef Rached Ghannouchi, omniprésent au point d'apparaître comme le véritable dirigeant de la Tunisie, maintient la discipline, quitte à pratiquer le grand écart. Mais pour combien de temps ?
Désormais à l'épreuve du pouvoir , les islamistes tunisiens devront définir leurs orientations et clarifier leurs positions. Pour l'heure, avec une rapidité stupéfiante, ils se sont coulés dans tous les rouages de l'Etat, d'autant plus aisément que l'opposition ne parvient pas à se structurer .
Les gouverneurs des régions ont tous été changés et sont aujourd'hui proches dupouvoir . Dans la foulée, Ennahda prévoit également, faute d'un nouveau code électoral nécessaire pour organiser un scrutin, de désigner les maires des communes au prorata des élections d'octobre 2011...
Le ministre des affaires étrangères , Rafik Abdessalem, est aujourd'hui accusé d'avoir indûment accordé un passeport diplomatique à un chef du parti, en l'occurrence Rached Ghannouchi, qui se trouve être également son beau-père. Accusés de corruption et de collusion avec l'ancien régime, 81 magistrats, eux, ont été révoqués. Les responsables de l'audiovisuel public choisis. Et, à l'intérieur des entreprises publiques, les exemples abondent d'interventions de "nadhaouis", les partisans d'Ennahda.
"Jusqu'ici, ils bénéficiaient de la présomption d'honnêteté, mais cela commence à changer", soupire un cadre dirigeant d'une grande société. "Certes, poursuit-il,quand je proteste auprès de mon ministre, il prête toujours une oreille attentive à ce que je lui dis, mais je dois me battre continuellement contre des personnes qui se présentent au nom d'Ennahda, pour des embauches ou des services."
UNE SITUATION ÉCONOMIQUE ET SOCIALE QUI RESTE DIFFICILE
Des associations ont été créées en parallèle des structures étatiques dans le domaine du logement . Et chaque manifestation engendre des contre-manifestations des partisans d'Ennahda. "Moi, je les trouve trop gentils. Avec l'autre camp [l'ancien régime], il y aurait déjà eu des potences !", s'exclameAbderrazak Kilani , ministre (indépendant) des relations avec le Parlement, ancien bâtonnier de Tunis, qui confesse tout juste "un problème de communication".
Il n'empêche. Un premier bilan, neuf mois après la formation du gouvernement dominé par le parti islamiste, allié à deux partenaires de sensibilité plutôt de centre gauche, le Congrès pour la République (CPR) du président Moncef Marzouki , et Ettakatol, dirigé par le président de l'Assemblée constituante, Mustapha Ben Jaafar, laisse apparaître de maigres résultats.
Les projets de loi adoptés par l'Assemblée, monopolisée, il est vrai, par les travaux de la Constitution, se comptent sur les doigts d'une main. La situation économique et sociale reste difficile, notamment dans les régions défavorisées du centre, le chômage officiel dépasse les 20 % de la population , le secteur du tourisme continue de souffrir , la justice transitionnelle promise patine, la crise couve au sommet de l'Etat depuis l'extradition vers Tripoli, décidée unilatéralement par le gouvernement de l'ancien premier ministre libyen, Baghdadi Al-Mahmoudi .
Et le ministre de la réforme administrative, Mohamed Abbou (CPR), vient declaquer la porte en arguant qu'il n'avait pas les moyens de sa politique. Et les heurts, avec la branche djihadiste des salafistes, monopolisent la scène médiatique, comme l'ont démontré les derniers affrontements de rue, au mois de juin, après une exposition d'art jugée offensante pour l'islam , qui ont nécessité l'instauration d'un couvre-feu temporaire dans huit régions de Tunisie.
L'OMNIPRÉSENCE DU CHEF D'ENNAHDA : RACHED GHANNOUCHI
Certes, à chaque fois, Rached Ghannouchi est intervenu pour tenter d'apaiser , à sa manière, les tensions.
C'est lui qui a sifflé la fin des débats houleux sur l'instauration de la charia, le code islamique, en rejetant son inscription dans la Constitution en cours d'élaboration, et a répété que le code du statut personnel, qui garantit des droits inégalés dans le monde arabe pour la femme, ne serait pas modifié. Lui qui appelle le peuple àdescendre dans la rue "pour protéger la révolution" quand le danger menace, comme en juin.
Une anecdote révèle tout son poids dans la politique tunisienne. Le 18 mai, lors de la cérémonie de clôture des travaux de l'Instance supérieure indépendante des élections (ISIE) pilotée par Kamel Jendoubi , militant des droits de l'homme, ne sachant où placer dans l'assistance le président d'Ennahda, les huissiers l'avaient assis au premier rang, entre le président Marzouki et le président de l'Assemblée,Ben Jaafar , à la place du chef du gouvernement qui était en retard...
La ligne de conduite du nouveau pouvoir , c'est lui. Une ligne qui se veut fondée sur le "consensus" et le "dialogue", mais aussi l'esquive.
Au lendemain des émeutes de juin, au coeur du quartier populaire de Tunis, Ettadhoumen, Rached Ghannouchi renvoyait ainsi dos à dos les "extrémistes laïques et religieux", sans craindre de citer côte à côte Habib Bourguiba, père de l'indépendance tunisienne, "qui pensait qu'il représentait tous les Tunisiens" et Ayman Al-Zawahiri, chef d'Al-Qaida , "qui pense qu'il a le droit d'imposer un style de vie à tous les Tunisiens". "Oui, j'ai dit que les salafistes me rappellent ma jeunesse, poursuivait-il, mais nous, on a commencé à comprendre la réalité. C'est ridicule de dire que les salafistes sont le bras arm é d'Ennahda. Pourquoi un parti au pouvoir en aurait-il un ? Son arme, c'est sa légitimité."
ISLAM POLITIQUE ET DÉMOCRATIE
Les années d'exil en Grande-Bretagne ont néanmoins incontestablement fait évoluer la direction du parti. A plusieurs reprises, Rached Ghannouchi a théorisé la relation, possible à ses yeux, entre islam politique et démocratie. En 2005, le 18 octobre, une initiative méconnue avait réuni à Paris les représentants de plusieurs partis et organisations de défense des droits de l'homme, pour définir, contre la dictature de Ben Ali, une "voie pour la démocratie".
A cette démarche, se sont joints notamment Kamel Jendoubi, qui a coordonné avec beaucoup de rigueur les délicates élections d'octobre 2011 à la tête de l'ISIE,Najib Chebbi , président d'un parti d'opposition centriste, Hamma Hammami , issu de l'extrême gauche tunisienne, et Samir Dilou , actuel ministre des droits de l'homme, qui représentait alors Ennahda. Elle devait aboutir à la création d'un "collectif du 18 octobre".
Une déclaration commune avait été rédigée qui affirmait son "adhésion" et sa"détermination" à préserver les acquis des femmes tunisiennes, à travers, notamment, le code du statut personnel. Une autre déclaration, relative aux relations entre l'Etat, la religion et l'identité, engageait les membres du collectif à"défendre une vision (...) découlant de l'interaction créatrice entre les fondements de notre civilisation arabo-musulmane et les acquis modernes de l'Humanité".
Samir Dilou n'était pas n'importe quel représentant d'Ennahda. Marié à une Française après plusieurs années de prison et bénéficiant, de ce fait, d'un passeport, c'est lui qui a joué le rôle d'agent de liaison pendant des années entre la direction d'Ennahda en exil et les militants tunisiens condamnés ou poussés à la clandestinité.
L'ÉPINE SALAFISTE
Aujourd'hui, en dépit de leur accession au pouvoir , les islamistes tunisiens restent avant tout des militants, toujours prompts à se parer des habits de victimes. Cet état d'esprit sert aussi de justification pour la mansuétude - la complaisance diront certains - dont bénéficient jusqu'ici les fondamentalistes religieux.
"On ne va pas juger les gens pour leurs opinions, a martelé Rached Ghannouchi.Celui qui prend les armes affrontera l'Etat, mais celui qui porte une barbe n'est pas forcément un salafiste. Karl Marx en portait bien une !" "La ligne rouge, déclare auMonde Lotfi Zitoun, conseiller politique du chef du gouvernement, c'est le passage à l'acte, pas l'expression de ses idées." Aussi violentes soient-elles !
Plusieurs artistes et intellectuels tunisiens ont reçu des menaces de mort, sans que cela provoque de réactions. Ennahda ne veut pas se couper des salafistes non violents, qu'il considère comme des alliés potentiels, mais espère isoler la branche djihadiste, la plus radicale, en amenant les autres à entrer , petit à petit, dans le jeu électoral.
Deux modestes partis salafistes ont ainsi été agréés, et le gouvernement cherche le moyen d'autoriser Hizb-ut-Tahrir, une organisation salafiste implantée dans plusieurs pays qui prône l'instauration d'un califat, sans contrevenir à la loi interdisant les partis religieux qui ne reconnaissent pas le régime républicain.
Ennahda ne dit pas ouvertement sa crainte d'une attractivité de plus en plus forte exercée sur les jeunes par ces groupes et sa véritable hantise de ne plus pouvoir les contrôler. "La clandestinité les renforcerait, confie un responsable, et nous les perdrions de vue."
"Quand on reste longtemps dans l'opposition, même dans les démocraties anciennes, il est difficile de se départir de ses réflexes de militant, se défend M. Zitoun. En Grande-Bretagne, le Labour a eu du mal après dix-sept ans d'opposition, et Tony Blair m'a dit qu'il lui avait fallu cinq ans pour prendre sa dimension d'homme d'Etat. Alors nous, après des années de prison..."
ENNAHDA SE MET EN ORDRE DE MARCHE
Agé de 48 ans, ce conseiller de M. Jebali est un proche de Rached Ghannouchi, qu'il a suivi en exil, d'abord en Algérie puis en Angleterre où il a assuré auprès de lui pendant des années les fonctions de chef de cabinet. Revenu en Tunisie le 11 février 2011 - "le jour de la chute en Egypte de Hosni Moubarak", comme il aime lerappeler -, Lofti Zitoun est l'un des personnages-clés du système Ennahda, détesté pour cette raison par ses opposants.
"Il y a des différences de couleur au sein du parti, comme dans tous les grands partis, mais il y a un programme, répète-t-il. Il n'y aura pas de surprise au congrès. Le débat sur la charia, par exemple, a été tranché."
A quelques mois des prochaines élections, annoncées en mars 2013, Ennahda se met donc en ordre de marche, bien décidé à ne pas laisser l'opposition seressaisir et progresser à la faveur d'un désenchantement général en Tunisie. Quitte, pour cela, à accélérer le calendrier électoral, s'il le juge nécessaire.
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