Edito de Seneplus: Proposition pour sauver les médias au Sénégal- Par Alymana Bathily
115 journalistes ont été tués dans l'exercice de leur métier à travers le monde en 2016. 259 ont été emprisonnés. Aucun journaliste n'a jamais été tué au Sénégal. Aucun n'a même été emprisonné depuis plusieurs années. Est-ce à dire que la liberté de presse et d'expression se portent bien dans notre pays ?
En fait les organes de presse se meurent et les journalistes se débattent au quotidien pour exercer leur métier. Quand ils ne l'abandonnent pas, ils sont acculés au "système d", à courir les "ateliers" et "séminaires" pour des "per diem". Ou à se mettre au service d'un politicien, d'un marabout ou d'une "star" sur le retour.
"La plupart des entreprises de presse ne paie pas les salaires à la fin du mois. Pis, leurs employés n'ont aucune garantie quant à leur vie post-retraite. Bien que pour certains, les cotisations sont coupées à la source, aucun versement n'est opéré au niveau de l'Ipres. Cet argent est défalqué au niveau de votre bulletin de salaire et jamais reversé" confiait Bacary Domingo Mané.
C'était à l'occasion de la marche organisée ce 3 mai par la Coordination des associations de presse (Cap), regroupant APPEL (Association des Professionnels de la Presse en Ligne), le CDEPS (Conseil des Diffuseurs et Éditeurs de Presse du Sénégal), le CJRS (Convention des Jeunes Reporters du Sénégal), CORED (Comité d'Observation des Règles d'Éthique et de Déontologie dans les médias), le CTPAS (Collectif des Techniciens de la Presse audiovisuelle du Sénégal), le SYNPICS (Syndicat national des Professionnels de l'Information et de la Communication), l'UNPJS (Union nationale des Photojournalistes du Sénégal) et l'URAC (Union des Radios associatives et communautaires du Sénégal) et les "journalistes étrangers" pour dénoncer la "situation alarmante" des médias au Sénégal
Situation alarmante assurément. Pas seulement du fait de la dégradation avancée des conditions de vie et de travail des journalistes. Et de la corruption rampante qui gangrène de plus en plus la profession. Mais du fait des contenus des médias.
Si quelques titres et radios mettent en œuvre quotidiennement les meilleures pratiques de la profession, dans l'ensemble il y'a très peu de reportages véritables. Encore moins d'enquêtes. On se contente bien souvent de reproduire des communiqués d'agences de presse. De déclarations tonitruantes de politiciens. De ragots. De faits divers et de mœurs dont la couverture frise souvent l'indécence.
C'est le système "LMD", Lutte, Musique et Danse que la plupart des radios et télévisions pratiquent indique ce journaliste.
Comment en est-on arrivé là ?
En grande partie parce que les régimes successifs d'Abdou Diouf, d'Abdoulaye Wade et de Macky Sall n'ont jamais daigné mettre en place ni le cadre réglementaire complet ni le dispositif pour un environnement économique adéquat. On a laissé proliférer la presse écrite sans aucune disposition pour en assurer la viabilité.
Il n'y a pas moins de 20 quotidiens aujourd'hui, 7 ou 8 hebdomadaires et au moins 15 mensuels. Une dizaine de titres en ligne. Or si 2 ou 3 titres détiennent le record de ventes dans toute l'Afrique francophone, pour la plupart des quotidiens les ventes sont de l'ordre de 2000 par jour… à 100 francs CFA l'unité.
Même ordre de grandeur pour les hebdos et les mensuels.
Comment dans ces conditions faire fonctionner une rédaction, payer des salaires, des charges et des impôts ?
D'autant que trop souvent les "patrons de presse" se préoccupent plus de leur bien être propre que de celui de l'entreprise et des journalistes.
Même situation dans les radios et télévisions.
On a distribué des fréquences à tour de bras pendant des années sans se préoccuper ni de la viabilité des entreprises ni de la teneur des contenus. Ni l'Agence de Régulation des Télécommunications et des Postes (ARTP) ni le Conseil National de Régulation de l'Audiovisuel (CNRA) n'attribue en réalité les fréquences. C'est tantôt la Présidence de la République tantôt le Ministère de la Communication qui les fait attribuer en fait.
Au lieu que l'attribution se fasse de manière équilibrée aux trois secteurs, public, privé et communautaire, selon des cahiers de charge spécifiques, les fréquences ont été données gracieusement à des alliés politiques, des politiciens, des commerçants et des marabouts selon le bon vouloir de l'autorité.
Personne n'en connait le nombre exact aujourd'hui. On parle de plusieurs centaines.
Les 7 ou 8 chaines de télévisions, environ 120 stations de radios commerciales, communautaires et religieuses fonctionnent de fait en dehors de tout cadre réglementaire.
Personne ne régule rien en réalité.
Ni pour s'assurer du respect des dispositions légales et réglementaires et sanctionner les effractions ni pour s'assurer du bon fonctionnement des entreprises.
Si on laissait perdurer cette situation la plupart des journalistes déserteront la profession et les médias n'existeront plus au Sénégal qu'au service d'intérêts privés, de groupes religieux et d'extrémistes de tout bord.
Mais que faire ?
Nous suggérons les 5 mesures suivantes :
1- Adopter enfin ce Code de la Presse dont on a refusé l'adoption au motif qu'il préconise la "dépénalisation des délits de presse" en met de ce fait le journaliste au-dessus des lois. Il s'agit en réalité de substituer les sanctions financières aux peines de prison. Conformément à la pratique courante dans tous les pays démocratiques.
Ce Code a le mérite de mettre à jour la loi qui régule la presse et qui date de ….1996 (loi 96-04) et d'introduire le droit du public à l'information, notion consacrée depuis plusieurs années dans les démocraties modernes.
Autre mérite du Code de la Presse : il introduit une définition du métier de journaliste élaborée de manière consensuelle.
2- Confier entièrement le pouvoir d'attribution des fréquences de radiodiffusion (radio et télévision) à un seul des deux organes de régulation, (l'ARTP ou le CNRA) qui devra procéder de manière indépendante et transparente et sur la base de cahiers de charge précis.
Cet organe aura en outre tout pouvoir de faire respecter les dispositions des cahiers de charge.
3- Adopter enfin une loi sur la publicité régulant l'accès des médias à la publicité commerciale permettant de réguler l'accès des médias à la publicité selon les dispositions des cahiers de charge donnant autorité à l'organe de régulation d'intervenir éventuellement pour s'assurer d'une distribution équitable entre les médias et les autres supports et entre médias publics et médias privés.
La régulation de la publicité est d'autant plus nécessaire et urgente que nous assistons à une véritable ruée des médias du monde entier vers l'Afrique et notamment vers le Sénégal.
De Canal+ avec son bouquet A+ dédié à l'Afrique, au Monde Afrique, de Bloomberg à AfricaNews déclinaison de Euronews, de l'Express, à Vibe du Groupe Lagardère, du Huffington Post à l'opérateur chinois Smartimes etc…
4- Nos patrons de presse devront pour leur part s'astreindre à gérer leurs journaux, radios et télévisions comme de véritables entreprises.
A tenir une comptabilité et dresser un bilan annuel.
A déclarer les journalistes auprès des organisations sociales et à verser leurs cotisations.
A faire les déclarations requises aux Impôts.
A s'astreindre aux dispositions de la Convention Collective des journalistes et techniciens de la communication sociale. Et à contribuer à sa mise à jour.
Ils devront aussi à mon sens se "syndiquer" en mettant en place un système permettant des études d'audience régulières, de certification de la diffusion et de l'audience de chaque média et de production ponctuelle de contenus dont la diffusion et les recettes seront partagées.
Et présenter ainsi une offre objective, vérifiable et diversifiée aux annonceurs.
En se fédérant même au niveau au niveau régional de l'UMEOA afin de proposer un support unique aux annonceurs pour se répartir les revenus publicitaires au prorata de l'audience ou de la diffusion de chaque média.
5- La mise en place à l'initiative de l'Etat d'une Fondation d'appui aux médias du type préconisé déjà par l'UNESCO dans la Déclaration de Windhoek le…. 3 mai 1991 !
Une telle institution si elle est conçue et gérée comme un établissement financier sera certainement plus efficace que l'actuel Fonds d'Aide à la Presse dont les 700 millions répartis entre des dizaines de bénéficiaires n'est qu'un cache-misère. S'il n'est pas capté par les seuls patrons.
Au lieu d'effacer année après année les dettes des entreprises de presse auprès du fisc, l'Etat pourrait contribuer une partie importante du capital de cette fondation. On pourrait ensuite solliciter des "partenaires de la coopération internationale", pays et organismes non gouvernementaux d'appui aux médias.
Mais les 5 mesures préconisées ici seraient insuffisantes à assurer la viabilité des médias au Sénégal sur le long terme si on ne les complétait pas par …une révolution : celle de basculer dans le numérique.
Il ne s'agit plus seulement de mettre son journal ou sa radio en ligne.
Il s'agit désormais d'utiliser l'Internet et les médias sociaux, avec une manière spécifique d'écrire et de produire des émissions telle que l'on atteigne l'audience illimitée que permet l'Internet.
Il s'agit d'adopter des modèles économiques nouveaux susceptibles d'assurer une plus grande viabilité encore à l'entreprise de presse et à lui procurer des sources nouvelles et souvent insoupçonnées de revenus.
C'est là une véritable révolution des médias que la Fondation évoquée pourra faciliter en finançant les formations au type de nouveau journalisme qu'il requiert.
On le voit le chemin pour sauver la presse au Sénégal est long et incertain.
Mais comme disait l'autre : "C'est difficile qui est le chemin".
SENEPLUS