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Société

ENTRETIEN - Le Pr Serigne Mor Mbaye dresse le profil psychologique du migrant Sénégalais


Vendredi 15 Septembre 2023

Au village de « Yène » où il vit, le professeur Serigne Mor Mbaye observe, avec «tristesse», la situation du pays. Le psychologue, qui a vu six (6) jeunes de son fief, dont le fils de la rescapée du bateau «Le Joola», perdre la vie l’année dernière, travaille depuis des années sur le phénomène de l’émigration clandestine. L’homme, «déprimé» par «l’horreur» des bateaux de migrants, repeint l’image «honteuse»  de ces Sénégalais débarqués là-bas et traînant dans les rues car n’ayant nulle part où aller.

Pour comprendre la santé mentale des candidats à l’émigration et celle des déportés, il a, dans un programme bouclé l’année dernière, trouvé des réponses en se rendant à Mbour, Kayar, Guet Ndar et Kafountine. Le prof dresse le portrait psychologique du migrant et explique cette vague de pirogues en partance vers l’Europe, malgré les morts et les chavirements.
Pourquoi, après tous ces drames et morts, les gens continuent à prendre la pirogue pour se rendre en Europe ?
 

Ils sont habités par un sentiment de désespérance. Ça a toujours existé dans l’humanité. Si, à un moment donné, les populations sont désespérées, elles migrent. Elles vont chercher un ailleurs meilleur. Ce n’est pas nouveau. Soit, ce sont des personnes traquées qui ne se sentent pas en sécurité, soit elles pensent n’avoir aucune capacité de réalisation dans le contexte où elles vivent. La problématique est que nous sommes dans un contexte où 60% ont moins de vingt-cinq (25) ans. C’est une chance, au plan historique, inouïe mais pourvu que nous investissions sur ces jeunes générations afin qu’elles élaborent le futur. Mais quand l’investissement n’est pas fait et que ces jeunes ne se sentent pas participer à quelque chose, ils s’en vont. Rafraichissons-nous la mémoire. En 2000, le Président Wade disait : Il faut travailler, encore travailler, toujours travailler. Les gens, qui étaient dans un état d’extase inouïe à la promesse politique d’un travail, n’ont rien vu. Quand ils en ont eu marre, les jeunes ont encore cru au Président Sall…Donc, ces gens-là, lorsque le pays ne les séduit pas et qu’ils ne voient pas une perspective claire, vont partir. La problématique est que dans chaque communauté, tu verras un ou deux qui ont réussi et deviennent des modèles. Les autres se diront : Pourquoi pas moi ? Et la pression sociale est là. Celle idéologique aussi. Derrière chaque jeune qui part, il y a un projet communautaire. La famille investit. Avec les tontines et autres, les mères investissent énormément et financent les jeunes. Ça, c’est une posture idéologique car dans notre culture, on dit : «Ligueyou Ndèye, agnoup Dom». Si la mère s’est soi-disant sacrifiée pour l’enfant, il lui est redevable. Il va devoir se venger pour la mère, satisfaire ses besoins. Nous sommes tous des enfants missionnaires et la charge est lourde. Ceux qui partent sont des chargés de missions. Ils doivent réparer des torts, prendre la revanche sur la vie. Même pas par rapport à eux-mêmes, mais par rapport à la tutelle parentale, dont la mère. Il y a plus de vingt-cinq ans (25) ans, je vous disais que notre société passe du «Notal» au « Nawtal ». ça veut dire que lorsqu’une communauté te garantit tes besoins, elle a tendance à te garder. Mais lorsqu’elle ne peut pas te garantir un avenir, elle a tendance à te pousser au dehors comme dans un processus de « Nawtal». Le «Notal» est une pratique magico-fétichiste qui consiste à ramener ceux qui sont partis durant longtemps. Ça, c’étaient des sociétés fortement communautaires qui tenaient aux individus, mais cette société n’a pas de réponse par rapport aux besoins. Elle a donc tendance à t’exclure, à te pousser au dehors dans une errance sans aucune garantie (…) Dans le voyage, il y a un halo de pratiques magico-fétichistes. On te prépare au voyage. Tu es chargé de cette mission d’aller réussir pour aider les autres. Il y a une compétition énorme dans cette société. Surtout dans le contexte de la polygamie. S’il y a un qui réussit dans un couple, il faut que l’autre réussisse. Il devient le modèle et il est érigé en exemple.
 

«Il y a un tableau suicidaire. Peu importe ce qui arrivera, ce sera Barça ou Barsakh (réussir ou mourir)»
 

Dernièrement, les histoires de succès se comptent sur le bout des doigts. On parle plus de pirogues qui coulent et de migrants qui sont portés disparus. Sont-ils dans le déni ou se disent-ils qu’ils n’ont rien à perdre ?
 

Ils n’ont rien à perdre. Il y a un tableau suicidaire. Peu importe ce qui va arriver, ce sera « Barça ou Barsakh (réussir ou mourir) ». Ils le savent. Et ce qui est grave c’est que beaucoup parmi eux ne connaissent pas l’océan, ils ne savent pas nager. Ils partent en bateau à 250 ou 300 avec tous les ustensiles (gaz et autres). Les convoyeurs sont souvent des voyous et l'État connaît le principal point de départ. Souvent ils prennent une vieille pirogue, qu’ils rafistolent et commencent le recrutement. Ils embarquent et savent pertinemment qu’ils ne vont même pas arriver en Mauritanie. C’est un trafic criminel. Le gouvernement sait qui fait quoi. Il y a 8 mois, on déboursait 400 000 Fcfa par candidat. Est-ce qu’un pêcheur peut avoir cette somme par mois ? Il y a aujourd’hui un nouveau phénomène, ce sont les pêcheurs qui partent. Parce qu’ils ont pillé les océans. Aujourd’hui, ce sont les transporteurs qui partent. 
 

On note des récidivistes. Qu’est ce qui explique cela ?
 

Il y a comme une névrose de répétition. La personne rentre dans un cycle où elle n’a plus de capacité de discernement. Ceux qui partent sont victimes de traumatisme et de stress post-traumatique. Ils constituent un danger pour le pays. C'est de ces personnes que l’Etat devrait s’occuper. Elles sont dans un stress post-traumatique et n’ont pas été suivies. Elles ont un problème de santé mentale grave parce qu'elles reviennent de l’horreur. Les récits sont cauchemardesques. J’ai fait un programme et les candidats à cette forme de migration racontaient des choses atroces. De la démence de certains à la mort de leurs camarades pourrissant sous leurs yeux. Certains avaient des hallucinations et à force, finissent par verser dans la folie parce qu’ils ont faim, soif et ont peur. Et ils débarquent avec tous ces traumatismes. C’est un drame extraordinaire. Une fois dans la pirogue, à peine arrivés en Mauritanie, ils ont le mal de mer, ils vomissent tous leurs tripes. Ils sont dans un état de déshydratation inouï et ils hallucinent. Ce sont des hallucinations visuelles, auditives qui sont liées au traumatisme, à l’horreur qu’ils vivent. Il faut prendre en charge ces gens quand ils viennent parce qu’ils sont malades. Ils sont rejetés parce qu’ils ont échoué. Il y en qui ne rentrent pas chez eux. Il y en a qui sont là depuis bientôt 10 ans et ils préparent un autre départ hypothétique. Dans leur tête, ils veulent partir. 
 

Quel est l’état d’esprit d’une personne qui tente l’émigration, qui échoue et qui revient ?
 

Elle est dans un état de dépression masquée et dans un état d’exclusion parce qu’exclue. Elle est comme un zombie car ayant échoué. Elle est source de déshonneur pour sa famille et sa communauté. Cet état d’esprit est source de troubles comportementaux. Les gens sont violents. On parle de parricides, de violences à ascendants, de meurtres etc. Ce sont des forces occultes. Des jeunes qui sont dans une situation de désespérance et qui n’ont rien à perdre. Dans les camps au Canaries, j’ai rencontré des gens qui te disent, si on me rapatrie, je vais brûler le pays et nous serons tous égaux dans la dèche. La problématique c’est qu’il y a un fort investissement. Le projet collectif, quand il y a échec, devient un échec individuel. On pense aussitôt aux recommandations du marabout et on se dit que le candidat n’a pas bien respecté les prescriptions. Ils sont dans un état de culpabilité et de stigmatisation inouï. 
 

«Après l’échec du voyage, le stress post-traumatique réagit sur tout le corps et peut causer…l’impuissance sexuelle»
 

Sans prise en charge, ils sont perdus ?
 

Oui parce qu’il n’y a plus de solidarité. Quand tu échoues, on dit que tu as réduit à néant les efforts et sacrifices de ta mère etc. Je développe un programme dans les mois qui viennent pour créer des kiosques afin de faciliter l’accueil des migrants et aider à dépasser leurs souffrances de stress post-traumatique. La solution n’est pas de les traquer, mais de les assister et de les soutenir pour leur permettre de retrouver leur esprit. Aux Canaries, j’ai formé près de 250 personnes (assistants sociaux, psychologues etc.) La société est en état de zombification. Les gens sont fous et cela se voit à travers les posts sur les réseaux sociaux. 
 

Cette «zombification» de la société dont vous parliez, peut-elle pousser un homme à laisser sa famille pour prendre la mer ?  
 

Les modèles dominants sont là. Quelqu’un qui est parti et a réussi économiquement. Un autre qui est là veut à tout prix faire comme lui. Ils vont au Nicaragua sans savoir où ils vont et les passeurs les jettent dans la nature. Et tu payes au minimum deux à trois millions. Alors que sur dix personnes qui partent, il n’y a qu’une qui arrive à destination. Les gens ne regardent pas ceux qui sont morts, mais font plutôt une fixation sur celui qui est arrivé. C’est dire qu’il y a un problème de santé mentale, d’équilibre dans cette société. Je pense qu’il faut mettre l’accent sur l’urgence de la prise en charge de la santé mentale de ces personnes. Elles nous reviennent tout à fait affectées par du stress post-traumatique. Aucune société ne peut accueillir toutes ces personnes, on les renvoie avec leurs blessures. Elles sont violées, vendues, tabassées, réduites à l’esclavage. Quand on revient, on ne revient pas avec toute sa tête. Même ceux qui réussissent, ont besoin d’une prise en charge car ils ont subi des traumatismes durant leurs traversées, où ils sont exposés à l’horreur. Ils peuvent avoir une réussite économique, mais leur équilibre mental ne suit pas. Ce sont des gens en dépression masquée qui sont insérés dans la société. J’ai le projet d’ouvrir sur plusieurs sites, des endroits où des travailleurs sociaux que je formerai pourront être à l’écoute de ces personnes qui sont dans ces cas. Cela pourrait les soulager. Elles vivent des drames et ne peuvent en parler à personne. Certains sont devenus alcooliques, drogués et même impuissants. Des gens m’ont dit être devenus impuissants, à leur retour. 
 

 «La solution, séduire notre jeunesse par une offre qualitative prenant en compte leurs besoins et leurs faiblesses»
 

Ces traumatismes peuvent aller jusqu’à causer l’impuissance sexuelle ? 
 

Bien entendu, quand tu te sens diminué, tu es diminué. Le stress post-traumatique réagit sur tout le corps… Il y en a qui entendent toujours le bruit du moteur, certains ont peur, pleurent parce que les choses qu’ils ont vécues leur reviennent. C’est l’horreur. Ce sont ces personnes que l’on réintègre, sans prise en charge psychologique dans les maisons. Et c’est ce qui donne naissance aux forces occultes. C’est un danger pour nous tous (…) Il y a une telle violence… Lors des manifestations de Juin, j’étais aux Etats-Unis, quand les collègues m’ont demandé ce qui se passait, je leur ai dit que c’est normal. Il y a quatre (4) ans, je l’avais prédit. Je savais que ce pays allait flamber, les gens sont révoltés. Ce n’est même pas lié au Président Macky Sall. Celui qui vient sans un projet de société et qui règle les problèmes d’urgence va se heurter à ces jeunes démotivés…Les jeunes veulent travailler, il y a l’électricité et la plomberie, mais est-ce que les écoles sont suffisamment implantées au Sénégal dans ce domaine ? Moi j’ai implanté une école de plomberie, ici à «Yène» mais je ne suis pas l'Etat.
 

Que proposez-vous comme solution pour que les jeunes arrêtent la traversée clandestine ? 
 

Il faut, dans les zones de départ, créer des écoles où les jeunes vont sortir avec un métier qui pourra leur assurer un avenir. Il faut une nouvelle offre plus crédible qui donne des modèles de réussite. Les jeunes rencontrés vous disent qu’ils n’ont pas vu l’argent à l’émigration. Pis, les autorités n’ont même pas dit où ils ont mis les milliards. C’est une ressource humaine que nous perdons, une force de travail. Nous avons besoin de séduire notre jeunesse par une offre qualitative qui prenne en compte leurs besoins et leurs faiblesses. Il ne s’agit pas d’un guichet où l’on distribue de l’argent. Mais un projet de société. C’est un drame, un sentiment de honte habite les jeunes quand ils débarquent chez les autres. Le pays est dans un deuil interminable : accidents de voitures, naufrages de bateaux de migrants. C’est un pays en situation de dépression. On ne construit pas un pays avec la peur et l’angoisse. Il faut de l’espoir, une perspective. C’est pour ça qu’ils ont suivi Sonko et s’en foutent de l’immaturité du personnage. Ce n’est pas leur problème. Ils attendent le Messie qui va les sauver. Quelqu’un qui est contre le système. Voilà des discours qui ne tiennent à rien, des discours populistes qui peuvent mobiliser ce qu’on appelle les forces occultes, des gens qui sont dans un sentiment de désespérance et n’ont pas peur de la mort, encore moins du gendarme en face. Il y a une tonalité suicidaire dans le comportement.
 


aadkr


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