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Il aurait pu être libéré le 17 avril, la justice en a décidé autrement. Le fils de l’ancien président sénégalais doit prouver l’origine licite d’un patrimoine désormais estimé à 178 millions d’euros. Mais la procédure présente de nombreuses failles… et embarrasse au plus haut niveau.
L’affaire Karim Wade, c’est un peu comme la jarre trouée du roi Guézo, qui servit d’emblème à la défunte Fédération des étudiants d’Afrique noire en France (FEANF). Partout, tout le temps, des fuites. Mais aucune main pour tenter de boucher les trous. « Que voulez-vous ? C’est l’administration sénégalaise… », se défend un proche du président Macky Sall qui rappelle que sous le magistère d’Abdoulaye Wade, il en était de même, et jure que son patron voit d’un mauvais oeil cette surmédiatisation du feuilleton préféré des Sénégalais.
Une fois de plus, donc, c’est par la presse que les avocats de l’ancien « ministre du ciel et de la terre » ont appris que leur client irait au procès. L’arrêt de la commission d’instruction de la Cour de répression de l’enrichissement illicite (Crei), qui renvoie Karim Wade devant les juges pour répondre du délit d’enrichissement illicite aux côtés de sept complices présumés, est daté du 16 avril, mais ce n’est que le lendemain que les avocats du fils d’Abdoulaye Wade en ont pris connaissance. En lisant les quotidiens, d’abord, puis en se rendant au greffe de cette cour si particulière.
Des versements assimilés à de la corruption
Quelque 117 milliards de F CFA (environ 178 millions d’euros) : le patrimoine que lui prête la commission d’instruction – et dont il devra justifier dans le prétoire l’acquisition régulière – est bien en dessous du montant initial qu’il avait été mis en demeure, il y a un an, d’expliquer et qui lui a valu de passer ces douze derniers mois dans une cellule de la prison de Rebeuss (lire chronologie p. 32). Pour parvenir à cette somme, qui reste importante, les juges de la Crei ont additionné le patrimoine de plusieurs sociétés – dont Aviation Handling Services (18,9 milliards de F CFA) et Hardstant (17,8 milliards) -, de quatre biens immobiliers (à Dakar et à Paris), d’une assurance-vie, de plusieurs véhicules et de divers comptes bancaires. Il ressort en outre de l’arrêt que Karim Wade aurait reçu de Dubai Ceramic, filiale de Dubai Ports World (DP World), des versements approchant les 8 milliards de F CFA, que les juges d’instruction assimilent à de la corruption.
« Encore une fois, dénonce l’un des avocats de Wade, la fortune que l’on prête à notre client est fondée sur des dénonciations de quelques témoins et non sur des faits. On lui attribue le patrimoine de sociétés avec lesquelles il n’a rien à voir, et voilà qu’on nous sort un nouveau compte en banque, à Singapour, dans lequel Karim cacherait 46 milliards de F CFA ! Or ce compte n’existe pas ! Nous avons saisi la Banque mondiale pour faire la lumière là-dessus. »
Karim Wade demeurera en prison jusqu’à son procès
Karim Wade, qui pouvait espérer recouvrer sa liberté le 17 avril, à l’issue de la deuxième mise en demeure de six mois imposée en octobre 2013, demeurera donc en prison jusqu’à son procès, censé se tenir dans un délai de deux mois. Il s’y attendait, ses avocats aussi. Selon eux, la Crei est « une juridiction politique qui ne garantit aucun droit à un procès juste et équitable ». Absence de recours contre ses décisions, inversion de la charge de la preuve (le prévenu doit démontrer l’origine licite de son patrimoine)… Les critiques formulées contre cette juridiction d’exception n’ont cessé de s’amplifier au cours des derniers mois.
Aujourd’hui, certaines associations de défense des droits de l’homme, qui ont joué un rôle important dans la chute d’Abdoulaye Wade et qui avaient fait de son fils leur tête de Turc, ne cachent plus leur malaise. Tout comme la classe politique. « Je ne suis pas d’accord avec la méthode de la Crei, basée sur la polémique », indique Ousmane Tanor Dieng, secrétaire général du Parti socialiste, membre de la coalition au pouvoir.
Macky Sall lui-même reconnaît, en privé, que certaines des accusations portées contre Karim Wade semblent exagérées. Le discours que le président sénégalais sert à ses homologues ouest-africains a d’ailleurs changé ces derniers mois. « Avant, résume le conseiller d’un chef d’État de la sous-région, il disait : « Karim est coupable, nous le prouverons. » Aujourd’hui, il est moins sûr de lui. Il maintient qu’il y a eu des détournements, mais il affirme aussi qu’une solution sera trouvée. »
Selon ses proches, Sall vit mal cette situation. Karim Wade fut un ami, et même lorsque leurs chemins ont pris des voies différentes, à partir de 2008, ils sont restés en bons termes. « Macky a été très proche de la famille Wade et c’est un sentimental, rappelle un visiteur régulier du palais présidentiel. Ce n’est pas de gaieté de coeur qu’il observe ce qui se passe. Mais ne comptez pas sur lui pour interférer dans les affaires judiciaires. Il fait confiance aux juges. » Plusieurs sources affirment qu’il a, au début de la procédure, tenté de convaincre Wade, via des intermédiaires, de rendre l’argent détourné et de trouver un accord à l’amiable. La loi le permet. Mais Karim a refusé. Et la machine judiciaire s’est emballée.
Karim, le symbole de l’opération « mains propres » de Sall
Cristallisant sur sa personne les dérives qui avaient obscurci les douze années de règne de son père, Karim Wade a, dès l’origine, fait office de symbole de l’opération « mains propres » promise par Sall durant la campagne électorale et mise en oeuvre par Aminata Touré, alors garde des Sceaux (et aujourd’hui Première ministre). À la veille de sa première mise en demeure pour enrichissement illicite, en mars 2013, des fuites savamment orchestrées laissaient d’ailleurs entendre que l’ampleur du scandale dépassait de loin tout ce qu’on avait pu imaginer.
Dans sa première évaluation, la Crei chiffrait en effet les richesses accumulées par Karim Wade à 694 milliards de F CFA ! À ceci près que ce trésor ne reposait pas sur des comptes bancaires, des oeuvres d’art, des hôtels particuliers ou des voitures de luxe à son nom. En guise de patrimoine « personnel », la justice l’accusait pour l’essentiel d’être le propriétaire occulte d’une kyrielle de sociétés dont, officiellement, il n’a jamais détenu aucune action ni perçu le moindre bénéfice.
Pour le procureur spécial de la Crei, l’accusation reposait sur une théorie audacieuse : les détenteurs de ces sociétés – notamment les frères Ibrahim et Karim Aboukhalil, issus d’une des familles libanaises les plus fortunées du Sénégal – seraient en réalité les « prête-noms » de Karim Wade. « Une véritable ingénierie financière frauduleuse a été mise à nu », assénait alors Antoine Félix Diome, substitut du procureur spécial.
La fragilité de ces accusations sera illustrée quelques mois plus tard par le cas de DP World Dakar. Créée à la fin des années 2000 pour exploiter le terminal à conteneurs du Port autonome de Dakar, cette filiale sénégalaise de DP World, troisième groupe portuaire mondial et propriété de l’émirat de Dubaï, était initialement détenue par ce holding via une multitude de sociétés offshore. Ce montage avait éveillé les soupçons des magistrats sénégalais : s’agissait-il de rendre opaque l’actionnariat de DP World Dakar ?
Se fondant sur deux témoignages (d’une notaire et d’un commissaire aux comptes, tous deux proches de Karim Wade), le procureur spécial avait déduit que l’influence exercée au sein de l’entreprise par l’ancien ministre d’État prouvait que celui-ci la détenait en sous-main. Aujourd’hui, le nom de DP World n’apparaît plus dans le patrimoine de Karim Wade dans l’arrêt qui le renvoie devant les juges. Tout juste est-il mentionné dans le chapitre « corruption »…
Aucun mouvement financier jamais enregistré entre Aboukhalil et Karim Wade
Selon la loi qui régit le fonctionnement de la Crei, les magistrats de la commission d’instruction devaient théoriquement boucler leur enquête dans un délai de six mois. Mais à la mi-octobre 2013, ils étaient encore loin du compte. À quelques jours de l’échéance fatidique, ils ont alors envoyé une seconde mise en demeure, relative, cette fois, à 30 comptes bancaires identifiés à Monaco.
Parmi ceux-ci, un seul est au nom de Karim Wade (pour un solde de près de 2,5 millions d’euros). Les autres sont enregistrés au nom des frères Aboukhalil, de leurs principaux collaborateurs en affaires ou de leurs sociétés, voire de membres de leur famille. Malgré un courrier de la direction de la banque Julius Baer établissant qu’aucun mouvement financier n’a jamais été enregistré entre la nébuleuse Aboukhalil et Karim Wade, la Crei ne variera pas d’un iota dans sa certitude que ce dernier est le véritable « bénéficiaire économique » des 29 autres comptes.
Ces zones d’ombre ne signifient pas que l’ex-banquier d’affaires est blanc comme neige. « Qui connaît l’ensemble du dossier ? demande un proche du ministre de la Justice. Pour l’instant, on ne sait que ce qui sort dans la presse. Peut-être y a-t-il des éléments concrets qui n’ont pas fuité… » « Attendons le procès, suggère un conseiller de Macky Sall. Nous verrons bien de quels éléments dispose l’accusation. » Et d’ajouter : « Il faut savoir que Wade et compagnie ont pillé le pays – je dis bien « pillé ». Nous nous en rendons compte chaque jour, dans chaque administration. »
Jeuneafrique.com
Le titre est de la rédaction