A l’occasion de l’entrée au Conseil de Sécurité du Sénégal à titre de membre non permanent, mon jeune frère et ami El Hadj HamidouKassé énumère les splendides étoiles qui brillent au firmament de notre diplomatie. Aucun esprit animé de bonne foi ne peut contester le fait que bien des Etats ayant plus de ressources et de moyens en tous genres pourraient nous envier ces « victoires diplomatiques incontestables et exemplaires, en qualité et en intensité ». Il a raison d’ajouter que nous devrions, au-delà de tous nos clivages, « célèbrer ces fulgurences » : organisation du XVe Sommet des la Francophonie, Présidence en exercice de la CEDEAO, Présidence du Comité d’orientation du NEPAD, et maintenant entrée triomphale au Conseil de sécurité.
Autant de couronnes sur la même tête, autant de signes de reconnaissance, mais aussi de responsabilités, comme il le souligne si bien. En effet, une couronne, ca pèse lourd ! Et plusieurs cumulés alors ? Nous revient en mémoire le tableau du « Sacre de Napoléon » (peint par David) : l’empereur se saisit de la couronne de Charlemagne, dont s’apprêtait à le ceindre le Pape Pie VII, pour la poser lui-même sur sa tête, avant de couronner l’impératrice. Comme si celui que Hegel, le voyant passer sous sa fenêtre à Iéna désigna comme « l’Esprit du monde concentré sur son cheval, qui étend la main sur le monde et le domine »), en ce matin du 2 décembre 1804 à Notre Dame de Paris, ne faisait confiance qu’à ses bras puissants pour soulever la couronne. Ajoutons, qu’une couronne présente cette particularité non accessoire que celui qui la porte ne peut se courber sans qu’elle roule dans la poussière.
Donc, autant d’occasions de voir nos mérites reconnus et autant d’opportunités de nous en montrer dignes. C’est l’une des lectures possibles du célèbre tableau : on se couronne soi-même (par ses exploits). Mais c’est aussi l’opportunité, du haut de ces distinctions cumulées, de nous poser quelques questions. Il est clair qu’à chaque fois que le Sénégal prendra la parole dans cette auguste enceinte, (l’un des organes les plus sensibles de Nations Unies), c’est toute l’Afrique d’Alger au Cap qui retiendra son souffle, avec la conviction qu’on parle pou elle. Et ce, malgré ce point de la Charte dont la rédaction recèle une certaine ambigüité : « En plus des pouvoirs généraux (ou lettres de créance) auprès de l’ONU, les représentants d’un Etat au Conseil de Sécurité doivent présenter des pouvoirs spécifiques émanant de leur chef d’Etat ou de gouvernement ou de leur Ministre des Affaires étrangères ».
Rappelons que les membres permanents du Conseil (avec droit de véto), sont au nombre de cinq : les Etats Unis, la Fédération de Russie, la Chine, la France et la Grande Bretagne – autrement dit : les « Grandes puissances ». A quoi s’ajoutent 10 membres non permanents élus pour deux ans. C’est ici que s’inscrit, en creux la question fondamentale que nous voulons articuler. Et si, comme le prétend Michel Foucault, « n’importe qui parle, mais ce qu’il dit il ne le dit pas de n’importe où », je précise que le « lieu » où germe l’interrogation : c’est bien le regard d’un Africain sur l’Afrique, à la fois objet théorique et politique, sur sa place dans le monde et ses implications pour nous Africains : notre vécu quotidien et les tâches et projets qui en découlent.
Dans trois textes distincts, nous avons tenté de contribuer à poser cette question, sans prétendre la résoudre, convaincu que seules des réflexions convergentes et pointues peuvent lui donner son sens et toute sa portée. Ils sont respectivement intitulés : « L’Afrique, de l’expression géographique à la réalité historique » (colloque 2009 sur « Les Etats Unis d’Afrique ») ; «La “Renaissance africaine” : le mot et la chose » (pré-colloque du Festival mondial des Arts Nègres » (24 mars 2010) et « L’Afrique et la gouvernance mondiale : les termes d’un débat » (2010, Colloque du Festival mondial).
On n’insistera pas sur les deux premiers textes qui peuvent, à certains égards être considérés comme les prémisses du troisième.
Concluant le premier, je me suis demandé si ce que nous nommons « Afrique » n’est pas le fruit d’une abstraction théorique et politique dont la réalité (ou l’irréalité) se mesure à l’insignifiance de son poids dans le traitement des problèmes décisifs qui rythment la marche du monde.
Le second texte part d’une interrogation sur le concept de « renaissance ». Si re-naître, c’est revenir à la vie, tel le corps démembré d’Osiris, cela passe par une volonté de remporter une victoire sur la mort et la dissolution, ainsi que nous l’ont appris nos lointains ancêtres égyptiens. Sauf qu’il ne s’agit pas d’embaumer, mais de réunifier une Afrique éclaté (« fragmentée », selon l’expression de l’historien Boubacar Barry), pour construire, dans une unité de volonté politique les « états unis d’Afrique ». Le simple bon sens l’impose : le XXIème siècle sera celui des grands ensembles qui auront la capacité de dialoguer et de négocier, et non celui des micro-Etats. Pour contribuer à bâtir, dans la fraternité et le respect mutuel, un monde plus humain, parce que plus juste dans sa diversité symphonique.
Monde plus humain et plus juste disons-nous, car celui dans lequel nous vivons ne présente pas (ou ne présente pas pour beaucoup) ces traits. C’est celui des rêves fracassés sur les plages rocheuses de l’exil, voire la décision de se ceindre d’une ceinture de grenades.
Le thème de la 4ème « Conférence Structurante » du Festival mondial était: «La participation des peuples noirs à l’avènement d’un monde libre et les conséquences en découlant, à savoir quelle place et quel rôle pour l’Afrique dans la gouvernance mondiale ? » J’ai eu l’opportunité d’y présenter un texte intitulé : « L’Afrique et la gouvernance mondiale, les termes d’un débat ». Et, s’il y a débat, celui-ci doit être posé dans des termes rigoureux.
S’adressant le 24 septembre à la communauté internationale du haut de la tribune des Nations Unies dans le cadre du débat général de la 65e Assemblée générale, le président de la République du Sénégal de l’époque déclarait : « Comment concevoir un rôle crédible pour notre Organisation dans la gouvernance mondiale, sans que l’Afrique, qui compose plus du quart de ses effectifs, et occupe 70 % des questions à l’ordre du jour du Conseil, ne dispose d’aucun siège permanent au conseil ? »
On se rappellera que le Président Senghor, dans les mots et l’appareillage conceptuels qui étaient les siens, dénonçait déjà le déséquilibre des relations internationales et appelait de tous ses vœux un « nouvel ordre culturel mondial ». Non sans souligner que s’asseoir au « Banquet de l’Universel » ne relevait pas d’un droit naturel ni d’un cadeau que nous feraient ceux qu’on désigne justement sous le nom des « grandes puissances », qui décident pour elles-mêmes et pour les autres. Or, la sagesse des nations enseigne qu’il n’y a de revendication (surtout s’agissant de la gouvernance, c’est-à-dire de la prise de décision) que pour quelqu’un capable de la soutenir et de la faire valoir, voire de l’imposer aux autres. Ce qui revient à être « puissant parmi les « puissants », à se doter d’une volonté d’affirmation autonome, à être un véritable sujet à même d’exprimer cette volonté.
L’Afrique a été l’objet d’une multiplicité de discours depuis des périodes très reculées jusqu’à ce qu’on appelle le discours post-colonial. Cette Afrique-là a subi les effets des décisions prises par d’autres, ceux-là mêmes qui ont « gouverné » le monde en l’excluant ou en la marginalisant. Toujours objet dans toutes ces situations, est-elle à même, au moment où elle pose la question relative à la gouvernance mondiale, de revendiquer la posture de sujet, seule permettant de participer aux décisions qui la concernent ?
La revendication ne suffisant pas en fait, sinon en droit, l’Afrique a à se donner comme objectif de s’égaler à sa propre ambition, de concevoir un futur inscrit dans son propre agenda. L’un des tout derniers ouvrages de Joseph Ki-Zerbo est intitulé « A quand l’Afrique ? » Il est possible d’y lire la dimension prospective dans laquelle l’Afrique doit se construire comme sujet pour avoir droit à la parole. Constituée au terme d’une histoire dont elle n’a pas toujours eu à choisir les rythmes et les phases, elle doit se convaincre qu’elle peut contribuer à faire celle qui est en cours. Ce qui lui impose de passer en revue, sans complaisance et sans se décharger totalement sur les autres de son destin présent et passé, ses forces et ses faiblesses pour affronter avec des chances de succès les défis du XXIe siècle.
Ses atouts, c’est une population relativement jeune de bientôt un milliard d’âmes, beaucoup d’espace à mettre en valeur avec toutes les variétés de climats (la famine : quel paradoxe !), là où d’autres ont un problème de surpeuplement ou un vieillissement de la population. C’est surtout d’être le continent le mieux doté en matières premières, avec sur et sous son sol un tiers des réserves mondiales, toutes richesses confondues, toutes les sources d’énergie (du fossile au nucléaire), malgré le pillage qui se poursuit de nos jours.
Mais comme on dit qu’il n’y a de liberté que pour qui se propose de franchir les obstacles, il convient de jauger l’énormité de ceux-ci. L’Afrique détient le record de l’analphabétisme au moment même où les Nations Unies définissent les sociétés du siècle comme des « sociétés du savoir ». La pauvreté endémique du fait de politiques mal conçues, élaborées ailleurs en fonction d’autres intérêts, ou mal appliquées par des hommes incompétents insuffisamment pénétrés des préoccupations de leurs peuples, certains programmes se résumant à la main tendue et subordonnés à la volonté intéressée des donateurs, à quoi viennent s’ajouter la corruption et la mal-gouvernance, tel est le tableau qu’offre souvent le continent. Et comme si cela ne suffisait pas, des guerres ouvertes ou larvées entre Etats et au sein des Etats engendrent des régressions spectaculaires qui ramènent parfois à la période d’avant les indépendances. C’est cette Afrique qu’il faut penser, avec le déphasage entre les enjeux du moment et la réalité, et la matrice des paradoxes énumérés ci-dessus. D’où deux impératifs : celui de l’unité d’une part, et celui d’une véritable pensée stratégique d’autre part.
Concernant le premier, ce que nous avons dit sur la fragmentation et le poids négligeable de chaque Etat (fut-il le Nigéria ou l’Afrique du sud) suffit pour poser l’unité des peuples africains comme un impératif catégorique de l’histoire.
S’agissant de la pensée stratégique, c’est avant tout une pensée, une problématique, autrement dit, un système argumenté de raisons articulé au service d’un dessein. Depuis longtemps le facteur intellectuel est apparu dans les sociétés comme une force productive. On ne peut expliquer la place actuelle du Japon, ce chapelet d’îles dans l’Océan Pacifique, sans richesses naturelles, le seul pays à avoir subi le feu nucléaire, sans l’option décisive des réformes Meiji et Tanaka de tout miser sur l’éducation et la constitution d’un potentiel intellectuel de haut niveau. Car ce qui décidera de la place et du rôle des nations au XXIème siècle, c’est la concentration critique de matière grise dont elles disposent.
C’est pourquoi, l’urgence des urgences pour l’Afrique, non pas après son unité mais dans son processus même d’unification, c’est l’accélération de la formation de ses cadres à tous les niveaux, et une politique capable de les retenir et de faire revenir ceux qui sont partis en leur offrant des conditions de vie décentes. Cette décision si capitale parce qu’elle conditionne tout le reste, a un prix : la remise en cause radicale des politiques et des structures de formation, orientées par une vision résolument endogène.
Il suffit d’imaginer un instant ce que pèserait l’Afrique, si elle se donnait une capacité de négociation collective, pour voir qu’alors des nations du monde, et même des groupes de nations aujourd’hui si respectés se jetteraient à ses pieds. Mais justement, parce qu’ils n’ont aucune envie de se jeter à ses pieds, ils ne lui faciliteront pas la tâche, bien au contraire. Les Africains doivent en être pleinement conscients car les pays du nord ont tiré la leçon des crises pétrolières. Pour nous, tirer les leçons de l’histoire récente et moins récente, c’est, avant tout, changer le regard jusqu’ici posé sur nous-mêmes et sur les autres. Il est temps d’assumer notre histoire et toute notre histoire, seule façon d’accéder à la responsabilité et au statut de sujet.
Etre un sujet responsable, c’est rendre des comptes à soi-même et aux autres de la manière dont nous avons géré notre destin depuis un demi-siècle. Et, malgré le lourd passif qui a précédé et qui a suivi, décider de prendre un nouveau départ dans l’histoire, avec l’idée que « si tous les peuples ont les mêmes droits, il y en a qui ont plus de devoirs que d’autres ». Un jeune président, élu par la nation la plus puissante de la planète, dont le père est, comme par hasard parti un jour de ce continent, permet de résumer ce point important, dans la recommandation faite à ceux de sa communauté : assumer toute son histoire, sans en être prisonnier.
Dans un texte écrit lors de son avènement, nous avons soutenu que Barack Obama apportait dans le champ de la politique un nouveau paradigme, si on admet que la fonction d’un paradigme est d’opérer un réaménagement dans le champ du symbolique. Ce paradigme est plein d’enseignements pour les Africains : rendre possible, par la volonté d’un sujet ce qui, auparavant, ne pouvait être envisagé que comme impossible ou infiniment peu probable. La valeur du paradigme renverse la signification du débat sur ce qu’il peut nous apporter, qui n’a rien à voir avec la politique de l’aide. Dans la nouvelle approche qu’il a lui-même proposé sur les OMD, il a emprunté à nos proverbes : « Si quelqu’un te lave le dos, lave toi le ventre ».
En plus clair : « Nous voulons vous aider à réaliser vos aspirations, mais il n’y a pas de substitut à votre leadership ». Ce qu’il nous a déjà apporté c’est précisément ce paradigme, qu’il n’est plus au pouvoir de personne, même pas lui, de nous retirer, dut-il le trahir en décevant les espoirs placés en lui dans et hors de l’Amérique. Il faut le dire et le répéter : au moment de son élection, Obama avait infiniment moins de chance de parvenir à son objectif que nous d’atteindre le nôtre. De sorte que, poser la question du rôle et de la place de l’Afrique dans la gouvernance mondiale revient, toutes choses étant égales par ailleurs, à poser la question du rôle et de la place d’un citoyen nommé Obama, il y a quelques années, dans la ville de Chicago.
Penser et vouloir de toutes ses forces gravir le chemin escarpé qui mène au but (obliger les autres à nous donner la place qui nous revient dans le monde), c’est assumer ce qui chez lui a alors fonctionné comme un slogan, en le faisant accéder à la dignité d’un concept théorique et à l’énoncé pragmatique d’un programme : « Yes, we can ! »
SENEPLUS